Pour des raisons diverses, l'état-major d'International Business Machines a décidé de facturer séparément hardwares et softwares. Et chacun de se demander quel sera le résultat final de cette opération. Sans doute, des factures plus élevées à payer pour les clients d'IBM. Mais aussi une incitation, pour eux, à « faire leur marché » informatique avec les yeux plus ouverts. Donc, un élargissement des possibilités pour les « nains » (les gens du métier appellent volontiers IBM et ses sept principaux concurrents Blanche-Neige et les sept nains) et les maisons de software. Mais, en fin de compte, nouvelle source de profit probable pour IBM, dont la vocation de vente ne se limite nullement aux machines à traiter l'information, et dont le gigantisme dynamique, qui lui donne une puissance jamais connue dans aucune branche d'activité industrielle, n'est menacé que par les lois anti-monopole des États-Unis (c'est en 1970 que le département de la Justice du gouvernement des USA entreprend une nouvelle action antitrust contre IBM).

À signaler enfin, avant de quitter l'Amérique, où se forge, qu'on le veuille ou non, une bonne part du destin informatique du reste du monde, l'absorption par la compagnie Honeywell d'une grande partie des activités informatiques de l'énorme General Electric. La nouvelle société, pratiquement seule à pouvoir offrir une gamme aussi complète qu'IBM, devient une grande puissance, un « super-nain ».

Un œil méfiant sur l'Ouest

La récession américaine de 1970 a permis aux Européens, dans l'ensemble, qui ont l'habitude de voir venir les nuages orageux de la finance américaine, de se défendre mieux, sur le plan informatique entre autres. Moins saturé que le marché américain, le marché européen devient plus rapidement sophistiqué. Les exemples malheureux d'outre-Atlantique, s'ils n'ont pas évité toutes les erreurs de ce côté-ci, ont permis de limiter les dégâts. Les programmeurs restent rares, les maisons de software, dans l'ensemble, réussissent à ne pas déposer leur bilan. En Europe, on se cherche, politiquement, économiquement, financièrement. Les romantiques et les politiciens auraient aimé former une sainte alliance, excluant l'Amérique, pour fabriquer un super-ordinateur, machine nécessaire à toute puissance ou groupe de puissances moderne. La chose ne s'est pas faite. Et il y a une logique à cela : dans le monde de l'ordinateur, ce n'est pas face à l'Amérique qu'on se groupe, mais face à IBM, société multinationale dont la branche extérieure aux États-Unis, la World Trade, dépassera un jour (pas trop éloigné) la société mère en importance. C'est ainsi que Siemens, en Allemagne fédérale, resserre ses liens avec RCA (Radio corporation of America). ICL, d'Angleterre (International computers limited), la CII française (prononcer C-deux-I, Compagnie internationale pour l'informatique), et CDC d'Amérique (Control data corporation, spécialiste des machines géantes) ont formé l'ensemble International data, qui pourrait bien devenir un autre « super-nain ».

L'honnête homme de demain

Hors d'Europe, le Japon, qui a surtout travaillé jusqu'ici sous licences américaines, prépare son entrée en force sur le marché international... dans quelques années. En attendant, un protectionnisme pointilleux lui permet d'être, avec le Royaume-Uni (où l'ICL bénéficie d'un certain appui gouvernemental, réduit à vrai dire depuis l'arrivée au pouvoir des conservateurs), l'un des seuls pays où IBM ne détienne pas la majorité du marché.

Les pays de l'Est ? Importateurs de matériel anglais et français pour la gestion, ils peuvent compter sur l'Union soviétique pour le matériel scientifique : pour réaliser leurs exploits spatiaux, les Russes ont mis au point eux-mêmes leurs superordinateurs. Rien de significatif, sur le plan informatique, hors cela.

Pour la France, l'année 1970 est celle d'une prise de conscience. La CII commence à sortir ses ordinateurs à une cadence honorable, et passe un important marché avec la Roumanie. Les collectivités locales commencent à s'intéresser à l'informatique, les petites et moyennes entreprises hésitent entre tout un choix de nouveaux petits ordinateurs : IBM 3, Honeywell-GE 53, 55, 58, Friden 10. Il faut dire que le Plan calcul, prorogé, commence à faire sentir ses effets. L'action de la Délégation à l'informatique se révèle efficace, particulièrement sur le plan de l'information. Les Français, en 1970-71, sont familiers avec le mot ordinateur, même si l'idée qu'ils s'en font n'est pas sans aspects négatifs. Les plaisanteries qu'on fait sur la machine, les spectaculaires erreurs qu'on lui attribue constituent déjà un folklore. La machine qui calcule nos redevances de gaz et d'électricité, nos impôts, nos gains au tiercé et nos votes est définitivement entrée dans notre mode de vie.