Sur le plan économique, la même attitude a prévalu. Tirant sans doute quelque enseignement des émeutes ouvrières des ports polonais de la Baltique, les dirigeants soviétiques ont modifié tardivement leur plan quinquennal, renversant les priorités au bénéfice des biens de consommation. Mais dans un système où le secteur de l'industrie lourde a toujours été traditionnellement considéré comme primordial, on s'est empressé de dire qu'il n'aurait pas à en souffrir.

Journalistes licenciés

Le journalisme n'est pas une profession de tout repos en Union soviétique.

En septembre 1970, près de 1 600 journalistes, travaillant surtout pour la radio, la télévision et l'agence Novosti, ont été licenciés pour des raisons de gestion et d'efficacité. M. Lapine, nouveau président du Comité d'État pour la Radio et la TV, inaugurait ainsi ses fonctions. Il avait dû sans doute aller un peu loin, puisqu'en janvier 1971 plus de 90 % des licenciés étaient réintégrés. M. Stoyanov, directeur du Journal médical, et plusieurs de ses collaborateurs n'ont pas eu cette chance. Ils ont été limogés pour avoir mis à tort la mention « applaudissements » dans le compte rendu du discours de Nicolaï Podgorny au 24e Congrès à l'endroit même où ce dernier parlait de la mort de Ho Chi Minh et de Che Guevara.

Prix Nobel

En douze ans, trois écrivains soviétiques ont reçu le prix Nobel de littérature. Mais un seul d'entre eux — Mikhaïl Cholokhov — a, en 1965, été reconnu par l'URSS. Les deux autres, Boris Pasternak (en 1968) et surtout Alexandre Soljenitsyne, en 1970, ont été dénoncés par les autorités, qui ont jugé « provocatrice » la décision du jury Nobel. En dépit des attaques dont il était l'objet, l'auteur du Pavillon des cancéreux avait décidé d'aller à Stockholm recevoir son prix. Mais Soljenitsyne devait y renoncer, expliquant dans une lettre qu'il craignait que son voyage soit mis à profit par l'URSS pour « le couper de sa terre patrie ».

24e Congrès

Ainsi, quand s'ouvre, le 30 mars, le 24e Congrès du PC soviétique, les options idéologiques et économiques ont déjà été choisies. En janvier, l'organe théorique du parti, Kommunist, dans un article fort remarqué, s'en est pris violemment aux intellectuels modernistes et formalistes, mais a aussi critiqué avec un peu moins d'agressivité les traditionalistes (lire les staliniens) qui « sont allés trop loin dans leur zèle à déterrer les vieilleries ». Voilà pour l'idéologie. Le 1er mars, une baisse de prix importante (19 à 30 % sur les appareils de télévision, 18 % sur les machines à laver) a montré que les leçons économiques de la Pologne avaient été comprises à Moscou. Le Congrès se déroule donc sans surprise, sans éclats, sans grand changement. C'est à Kossyguine, le président du Conseil, que reviendra la tâche peu exaltante de présenter le rapport sur l'économie. De cette avalanche de chiffres et de phrases, quelques indications se dégagent. Les biens de production augmenteront en cinq ans de 41 à 45 % ; les biens de consommation de 44 à 48 %. Comment y parvenir ? Alexeï Kossyguine explique que la productivité du travail devra, elle, augmenter de 36 à 40 % dans l'industrie et de 37 à 40 % dans l'agriculture. La réforme économique dont il a été l'initiateur et qui a été à plusieurs reprises critiquée sera poursuivie, « le profit et la rentabilité restant des critères importants en ce qui concerne la production ». Leonid Brejnev, qui présentera le rapport idéologique, sera, lui, écouté avec plus d'attention. En une phrase, il renvoie dos à dos les erreurs « du subjectivisme » (Khrouchtchev) et celles du « culte de la personnalité » (Staline). Il annonce aux 5 000 congressistes une ère de « fermeté idéologique » et sera ovationné par les cris de « gloire à Leonid Illyich ».

Car c'est lui qui apparaît comme le grand et le seul vainqueur de ce congrès sans relief. Des orateurs, notamment le chef du PC de Kirghizie, ont vanté « sa simplicité et son humanité », d'autres ont rendu hommage à sa gestion prudente et intelligente. Il n'y a pas eu de voix discordantes. Même parmi les représentants des partis communistes étrangers, on s'est bien gardé (à l'exception des Italiens et du Roumain Ceausescu, qui a demandé l'établissement de « rapports d'un type nouveau entre pays socialistes ») de contrarier la belle unanimité de cette réunion. La désignation du nouveau Comité central (241 membres au lieu de 195) et surtout la composition du nouveau Bureau politique qui cooptera quatre dirigeants peu connus confirment cette prééminence brejnevienne : il reste n° 1, Kossyguine est distancé. La seconde place revient à Podgorny, dont le rôle honorifique est suffisamment net pour que son ascension n'apparaisse pas comme une véritable promotion. Stabilité, continuité, mais pas d'ouverture : telles sont les caractéristiques du congrès et telles sont en même temps les raisons qui font sortir Brejnev du lot de la troïka pour faire de lui le seul leader incontesté de l'Union soviétique.

Le nouveau bureau politique du PC de l'URSS, élu après le 24e Congrès, est passé de 11 membres à 15. Quatre de ses suppléants (Victor Grichine, Dinmoukhamed Kounaev, Vladimir Chtcherbitski et Fedor Koulakov) sont devenus titulaires. Autre modification : l'ordre hiérarchique de la liste officielle a été modifié. Kossyguine, notamment, passe de la 2e à la 3e place ; Chelepine, déjà mis à l'écart précédemment, passe de la 7e à la 11e place, tandis que le vétéran Pelche (72 ans) monte en permutant sa place avec le leader rétrogradé.

Ouverture a l'Ouest

Ces mêmes traits auront dominé toute la politique internationale de l'URSS. Il n'y a pas eu d'initiative nouvelle ou risquée, il n'y a pas eu d'affrontement, mais plutôt volonté de réduire ou de geler les conflits existants. C'est en Europe que l'Union soviétique s'est montrée la plus agissante. Vis-à-vis de ses alliés, elle a digéré sans trop de mal (même si c'était sans plaisir) la chute de Gomulka en Pologne et le départ d'Ulbricht en Allemagne de l'Est. Dans les deux cas, les successions se sont opérées sans heurt et l'Union soviétique, après un léger flottement (pour Varsovie, par exemple), a réalisé que ces changements ne présentaient pas de menace pour elle. Elle a donc pu (la Tchécoslovaquie étant par ailleurs normalisée, et la Roumanie ayant cessé de représenter pour elle une grave préoccupation) s'adonner librement à son ouverture à l'Ouest.