Le conseiller fédéral Pierre Graber, chef du Département politique, n'obtient l'approbation parlementaire qu'au terme d'une longue délibération, tendue parfois, au cours de laquelle on lui reproche d'avoir admis trop facilement, trop rapidement, que 155 vies humaines valaient une entorse à l'état de droit. L'homme de la rue ne peut pas admettre, ou plus viscéralement digérer, les incursions maintenant répétées de la violence dans un pays pacifique et policé. D'ailleurs, certains éditorialistes ne craignent pas de préconiser des représailles : l'un d'eux suggère le boycott du pétrole arabe (« et tant pis si le prix de l'essence augmente »).

À l'opposé, d'autres commentateurs essaient, confusément encore, d'instituer un débat qui, bientôt, pourrait devenir le débat de la Suisse d'aujourd'hui. L'affaire Bûcher, nouveau choc pour la nation, va servir, moins de deux mois plus tard, à le préciser.

Enlèvement

En novembre 1970, la police fédérale expulse trois révolutionnaires brésiliens qui, d'Alger, s'étaient rendus à Genève pour consulter la Ligue des droits de l'homme. Le 7 décembre, une voiture battant pavillon rouge à croix blanche est arraisonnée dans une petite rue de Rio de Janeiro. L'ambassadeur de Suisse, Giovanni Enrico Bucher, emmené par un commando, disparaît sous les yeux de son chauffeur, impuissant. Il n'est certes pas le premier diplomate à courir cette aventure dangereuse. Mais il s'y croyait, à raison, destiné. Il avait dit : « Le prochain, ce sera moi. »

Pourquoi ? Parce qu'il représente le troisième partenaire commercial du Brésil. Et parce qu'aux yeux des guérilleros d'Amérique latine, comme à ceux des résistants palestiniens, la Confédération n'est pas simplement un petit État neutre inoffensif, lointain, mais l'un des pays occidentaux les plus conquérants. Ses colons portent de prestigieux noms de famille : Nestlé, Ciba, Brown-Boveri, bien d'autres. Ils implantent partout leurs fabriques, leurs ateliers. Ils créent du travail. Mais, loin de corriger le vertigineux déséquilibre de la balance commerciale des pays pauvres, ils l'accentuent par les bénéfices qu'ils prélèvent. Et puisqu'un homme d'affaires a des raisons de craindre pardessus tout l'instabilité politique, ils jouent, involontairement ou non, le jeu des gouvernements autoritaires.

Les ravisseurs exigent, contre la libération de G. E. Bucher, celle de 70 de leurs militants emprisonnés. Le gouvernement renâcle. Berne dépêche un ambassadeur extraordinaire à Rio : Max Feller. Près de quarante jours se passent, au cours desquels on craint sérieusement pour la vie du diplomate séquestré. Enfin, les rebelles obtiennent satisfaction. Le gouvernement a refusé de rendre la clé des champs à certaines de leurs têtes : mais un contingent de prisonniers politiques s'envole bel et bien pour le Chili. G. E. Bucher, conduit, les yeux bandés, au centre de la ville, réapparaît ensuite dans les bureaux de l'ambassade. Il ne lui reste plus qu'à prendre des vacances réparatrices. Et le poste de Tokyo.

Ces douze mois, décidément, auront été marqués par les surprises de la politique étrangère. Politique ? Le mot parait fort, il est vrai. Et voilà le malaise. L'événement ne cesse d'essouffler, d'étonner, d'indigner. Mais comment le prévoir et le contrôler ? Tandis que l'activité des industriels et des commerçants engage et compromet l'État, la Suisse découvre l'énorme disproportion de sa puissance économique et de ses moyens diplomatiques. Or, si son ambition ne consiste pas seulement à défendre ses marchés, mais encore à préserver, quand un conflit la touche, l'ordre international, la justice et la paix, de quelle manière s'y prendra-t-elle ? Entre-temps, d'ailleurs, elle reçoit un nouveau défi : celui de l'Europe unie.

Europe

Le 10 novembre 1970, deux membres de son gouvernement, Pierre Graber, chef du Département politique, et Ernest Brugger, chef de l'Économie publique, se rendent à Bruxelles. Ils y retrouvent, le jour même, leurs collègues autrichiens et suédois. Les neutres s'approchent des Six, et leur suggèrent la possibilité d'accords spéciaux. Des conversations, dites exploratoires, s'engagent aussitôt.