Toute l'année sera ainsi jalonnée par des grèves dures et longues. Pour la première fois, le public anglais subira les coupures de courant, les Communes délibéreront dans l'obscurité, et la reine, comme le titrera un quotidien, « prendra le thé aux chandelles ». Les rues de Londres connaîtront le spectacle peu reluisant de l'amoncellement des ordures ménagères.

Pendant six semaines, les lettres ne seront plus acheminées. La grève des Postes (20 janvier-8 mars 1971) sera la plus longue de l'après-guerre, la plus dure et la plus injuste dans son dénouement : après une épreuve de quarante-huit jours, les postiers reprendront le travail sans avoir obtenu satisfaction, leurs revendications étant soumises à une commission d'arbitrage. Au même moment, les 46 000 ouvriers de l'usine Ford de Dagenham, en grève depuis deux mois, se voient accorder 17 % d'augmentation.

Dans le premier cas, le gouvernement aura tout fait pour contenir la poussée des salaires dans des limites jugées raisonnables (8 à 10 % pour 1970-71) ; dans le second, l'industrie aura préféré céder pour ne pas arrêter la production. L'exemple de Ford est largement suivi dans le secteur privé, ce qui compromettra tous les efforts pour juguler l'inflation. L'affaire risque également d'être un exemple à d'autres égards : venant à Londres, où il sera reçu par Edward Heath, Henry Ford annonce que sa firme ne fera plus aucun investissement en Angleterre « tant que ce pays sera constamment affecté par des conflits sociaux ».

Loi Carr

Incapable de freiner la vague de revendications sociales, le gouvernement tente néanmoins de limiter les grèves par la loi. Comme il l'avait promis dans son programme électoral, il dépose, début octobre, un projet de réforme de la législation du travail. C'est l'œuvre de Robert Carr, secrétaire à l'Emploi, d'où son nom de loi Carr. Cette réforme a essentiellement quatre objectifs :
– assurer des négociations salariales en douceur : par la création d'un cadre institutionnel, au sein duquel les parties pourront « équitablement » établir des conventions collectives et résoudre leurs conflits ; une Cour nationale des relations industrielles (NIRC), dont dépendra toute une hiérarchie d'instances locales et régionales, sera la clef de voûte de ce dispositif ;
– renforcer l'autorité des syndicats sur leurs troupes, de manière à éviter tous les mouvements incontrôlés de la base ; considérés comme interlocuteurs responsables, les syndicats devront respecter les règles du jeu et s'y engager en s'inscrivant sur un registre ; ils bénéficieront alors d'un certain nombre de protections et de droits, qui leur seront automatiquement supprimés si le contrat de travail est rompu ;
– sanctionner les fauteurs de troubles : dans le cas de grèves sauvages, les employeurs pourront demander au tribunal du travail des dommages et intérêts contre les leaders du mouvement ; ceux-ci seront passibles d'amendes et, en cas de non-paiement, pourront théoriquement aller en prison ;
– limiter la gravité des conflits majeurs en imposant un délai de réflexion de 60 jours et un vote à bulletins secrets avant toute grève de caractère national.

Pour le gouvernement, la réforme est avant tout une réforme de mœurs : à l'anarchie des conflits sociaux, aux grèves sauvages, elle veut substituer des procédures légales de négociation. Il n'est plus admissible, diront les avocats du gouvernement, qu'à notre époque la grève d'un atelier de couturières mette en péril l'industrie automobile ; que 55 millions d'Anglais soient privés de courant parce que quelques milliers d'employés de l'électricité sont mécontents. Il est encore moins admissible pour une puissance industrielle, qui doit durement se battre pour survivre, de perdre 12 millions de journées de travail en raison des conflits sociaux, comme ce fut le cas pour la Grande-Bretagne en 1970.

Bien que ce même langage ait été tenu en son temps par le gouvernement travailliste, le projet Carr va déchaîner une véritable bataille aux Communes, où le gouvernement devra imposer la procédure dite de la guillotine pour venir à bout de l'obstruction de l'opposition. « La grève, répondra Barbara Castle, ancien ministre de l'Emploi, n'est pas, comme le prétend le gouvernement, un symptôme du malaise profond existant dans le système des relations industrielles, mais le symptôme d'un malaise profond de la société. » Réprimer la grève, c'est encore une fois opprimer le travailleur en faisant l'économie des véritables réformes.