C'est durant cette audience à huis clos qu'est donné le réquisitoire du procureur : six peines de mort et plus de sept cents ans de prison.

Tandis que l'Espagne demeure stupéfaite de la sévérité du réquisitoire, on installe dans la salle du tribunal des lits de camp à l'intention des juges militaires, qui sont réglementairement contraints de délibérer sur place.

La longue veillée d'armes de Burgos commence.

Émotion dans le monde

Après deux jours d'hébétude, les manifestations reprennent. À Barcelone, 3 000 personnes descendent dans la rue aux cris de « Franco assassin » ; de violents incidents éclatent à Madrid ; des centaines de jeunes gens défilent à Bilbao ; 300 intellectuels et artistes catalans s'enferment dans le monastère de Montserrat, sanctuaire national de la Catalogne, pour rédiger un manifeste ; à Saint-Sébastien, la femme et la fille du consul Beihl lancent un appel au pape pour réclamer la clémence. Des dizaines de milliers de gens manifestent en France.

Le pape intervient auprès du gouvernement, l'invitant à user du droit de grâce dans l'éventualité de condamnations à mort. De nombreux chefs d'État, poussés par l'opinion publique de leur pays, interviennent dans le même sens.

Jusque-là, le gouvernement espagnol n'a pas réagi. Certes, quelques journaux de tendance officielle se sont élevés contre ce qu'ils appellent les « immixtions inadmissibles de l'étranger » ; des organisations de droite ont vilipendé les traîtres et le communisme international. On dirait que les milieux officiels sont en proie à un sentiment de culpabilité ou de crainte. Impression que confirme, le 14, la suspension des libertés individuelles sur l'ensemble du territoire espagnol. L'opposition semble triompher. Mais, à partir du 16 décembre, la situation va brusquement se retourner en faveur du Caudillo.

Ce jour-là, à Burgos même, à quelques centaines de mètres de la prison où sont enfermés les seize Basques, 40 000 anciens combattants se rassemblent pour exprimer leur adhésion à Franco et à l'armée.

Réveil franquiste

Le lendemain, un rassemblement est convoqué par la Phalange sur la place d'Orient, à Madrid. Au dernier moment, Franco, qui n'a pas participé à une telle réunion depuis 1946, décide de s'y rendre, en compagnie du prince d'Espagne, son successeur désigné, et du gouvernement. 150 000 personnes sont là, acclamant le vieux chef d'État, et brandissant des pancartes : « ETA au poteau », « Franco oui, Opus non », « Les évêques à Moscou ».

Les larmes aux yeux, le Caudillo bredouille quelques mots : « Merci pour votre vigilance. Merci pour votre foi et votre enthousiasme... » Il salue et disparaît, tandis que montent les ovations « Franco avec toi pour toujours », « Arriba España ». Dix minutes en tout. Mais dix minutes qui vont être déterminantes pour le courant des événements, car la rue, dominée jusque-là par les protestataires contre le procès, va être désormais envahie par les partisans du Caudillo et de l'ordre.

Dès le lendemain, les manifestations franquistes vont déferler sur l'Espagne : à Cáceres, Séville, Cadix, Santa Cruz de Tenerife, Valence ; à Teruel, Murcie, Santander et Grenade ; ils seront plus de 100 000 à Barcelone. Le ministre de l'Intérieur pourra condamner les campagnes anti-espagnoles qui se développent à l'étranger et particulièrement dans la presse française, cependant que l'amiral Carero Blanco, président du Conseil, dénoncera, devant les Cortes, une orchestration communiste.

Complot des capitaines

On peut toutefois difficilement attribuer ce retournement de situation au simple hasard. S'il subsistera toujours un mystère à propos des stratégies tortueuses du Caudillo, un élément semble avoir été essentiel : c'est ce que l'on a appelé, après coup, le complot des capitaines.

Depuis plusieurs mois, des officiers subalternes, issus de la classe moyenne — souvent fils de sous-officiers —, s'interrogent sur l'avenir de leur mission et celui du régime. Ce régime, estiment-ils, les méprise et les paie mal. Ils volent sans sympathie les technocrates s'emparer des leviers du pouvoir et utiliser les militaires pour régler leurs basses besognes. Ils sont, en outre, parfaitement conscients du sous-développement du pays et se sentent plus près des ouvriers exploités des faubourgs et des paysans que de la nouvelle bourgeoisie d'affaires, née ces dernières années. On les dit nassériens.