Une surprise : on la doit à un vieux de la vieille. Major Barbara, corrosive satire de l'hypocrisie protestante, qui n'avait jamais été jouée en France, a montré que Georges Bernard Shaw, trop longtemps considéré comme un aimable amuseur, pourrait faire aussi les beaux soirs des maisons de la culture.

Néanmoins, ce rôle demeure dévolu à Bertolt Brecht, un peu oublié ces derniers mois. Si Jean-Pierre Vincent, avec Tambours et trompettes, a voulu présenter une démonstration, au reste intéressante, de stricte orthodoxie dramaturgique, Guy Rétoré s'est vu reprocher d'avoir offert un Opéra de quat'sous trop folklorique au gré des brechtiens, mais fort au goût des spectateurs.

Les Italiens à l'affiche

Ce sont les Italiens, plus que d'habitude, qui ont été à l'affiche des théâtres parisiens. La vie que je t'ai donnée, de Pirandello, fut surtout le prétexte d'un festival Alice Sapritch, descendue de son Olympe télévisé, tandis que Teresa, de Natalia Ginzburg, nous permettait d'applaudir l'extraordinaire Suzanne Flon, l'une des rares comédiennes capable de tenir presque seule une scène pendant deux heures, sans jamais nous lasser. Alberto Moravia, qu'on croyait uniquement romancier, nous a étonnés avec Le monde est ce qu'il est, fable originale sur les incertitudes du langage. Mais la grande découverte, c'est le Roland furieux de l'Arioste qui a déployé ses fastes médiévaux sous un pavillon des Halles. Spectacle total, cette épopée foraine a ravi tous ceux qui ont gardé le cœur pur et l'amour du théâtre, quand il est une fête.

Dernier étranger notable, mort à Vence au cours de l'été 1969 : le Polonais Witold Gombrowicz. Lui aussi plus connu comme romancier, il a remporté un vif succès posthume avec Opérette, œuvre complexe, ensorcelante et délicieusement ambiguë, qui exalte, tout en y mêlant l'ironie du scepticisme, la triomphante immaturité de la jeunesse en révolte.

Ce contemporain de Beckett et de Ionesco nous conduit naturellement à notre avant-garde d'hier, en train de s'immortaliser tout en douceur. L'éternel pensionnaire de la Huchette a vu reprendre Le roi se meurt à l'Athénée, le soir même de son élection à l'Académie française, et le Prix Nobel a permis, ce printemps, la présentation d'un cycle Beckett au Récamier. Ce fut l'occasion d'écouter une fois encore l'admirable Madeleine Renaud des Beaux jours, et le non moins étonnant Raimbourg de Godot. Deux interprètes hors pair, et deux chefs-d'œuvre universellement reconnus désormais.

De Genet, on n'a joué que les Bonnes, et en espagnol, mais dans une mise en scène grandiose de Victor Garcia, qui élevait cette pièce au niveau des mythes antiques.

Il est dommage pour Arrabal que ce même Garcia n'ait pas contribué, cette saison-ci, à la création de ses deux œuvres nouvelles. Et ils ont mis des menottes aux fleurs n'aura épaté que le bourgeois gogo, tandis que le Jardin des délices, malgré la tendre présence de Delphine Seyrig, n'a guère eu le temps d'attirer les amateurs d'étrange en toc et d'érotisme au rabais.

Créé à Lyon, puis repris à l'Odéon, le Sang, de Jean Vauthier, a été fougueusement défendu par Marcel Maréchal, son féal Bada. Toutefois, la logorrhée suffit-elle à égaler le rythme altier d'un Claudel ou le lyrique délire d'un Audiberti ? On a le droit d'en douter, tout en reconnaissant à Vauthier comme à Maréchal le bénéfice d'une foi sincère dans les sortilèges du verbe.

Les novateurs

La nouveauté véritable, c'est du côté des plus jeunes qu'il faut évidemment la chercher. Ceux, en particulier, qui essaient de travailler en groupe, à la façon des workshops. À cet égard, les Malheurs de Sophie, par la troupe de Michel Hermon, la Douloureuse Mutation des Zupattes, de Philippe Adrien, à mi-chemin du canular et du happening, ou encore les Jeux très savants et souvent très beaux de Jean-Marie Patte auront apporté quelque chose de différent. D'autres, comme Rufus, dans 300 dernières, cherchent, au contraire, tout seuls le ton qui convient à leur comique drôle-amer. Mais tous s'efforcent d'échapper aux règles trop strictes du théâtre conventionnel. L'exemple de ce genre d'expériences, et le plus réussi, nous est venu d'Amérique, avec l'Open Theatre, dont The Serpent alliait la technique du Living au message mimé des Bread and Puppets. Il se pourrait bien que le chemin du théâtre pauvre, s'il peut exister, doive passer par cette perfection purement gestuelle, qui renie texte et décors.

À moins qu'il n'ait à choisir une voie plus politisée, sur le modèle de Slave Ship, terrible mise en accusation des Blancs par une troupe noire de New York, sur un canevas de Le Roi Jones, ou d'Orden, remarquable opéra en battle-dress, conçu sans paroles, ou presque, à partir du drame vécu que fut la guerre d'Espagne.

Mais faut-il penser alors que l'année 70 sera l'an 1 du théâtre sans auteur ? Et doit-on l'espérer ou le redouter ?