Mais que restait-il de lui dans La mise en pièces du « Cid », qu'on a pu enfin présenter à Paris, au théâtre Montparnasse, où Roger Planchon et sa troupe se sont produits pendant toute la saison ! Ce superbe spectacle était surtout une critique globale de l'art dramatique, démonté avec une maestria, un faste insolents, et un humour parfois épais, quoique très efficace. Ces splendides funérailles du théâtre, trop adroitement mesurées pour choquer, sont apparues comme les Folies-Bergère de la contestation : une fête coûteuse, mais gratuite, plutôt qu'un enterrement définitif.

L'événement du printemps

C'est à Planchon, d'ailleurs, qu'on doit l'événement du printemps 1970 : cette Bérénice qui a déchaîné les passions. Tandis que les Anciens se lamentaient de n'y point reconnaître la tendre élégie de Racine, ni les élans amoureux de Titus, les Modernes vantaient, au contraire, la nouveauté de cette interprétation froide, mais profonde, qui faisait ressortir la folie suicidaire des personnages raciniens et leurs mobiles plus ou moins conscients. Même si l'on était choqué, ou critique à son égard, on ne pouvait qu'admirer l'intérêt de cette lecture excitante pour l'esprit, et le superbe travail du maître d'œuvre et de ses comédiens. Servi par la beauté glacée de Sami Frey et la présence insolite, frémissante de Francine Bergé, Roger Planchon montrait ainsi aux Parisiens, qui n'avaient guère eu l'occasion de le bien connaître jusque-là, qu'il demeure sans doute le plus solide, le plus cohérent et le mieux doué de nos hommes de théâtre.

Parmi les classiques, on recourt souvent, d'ordinaire, à Shakespeare, qui offre un domaine illimité à l'imagination des metteurs en scène. Cette année, on l'a quelque peu négligé. Si le Titus Andronicus que Jacques Guimet a monté au Festival d'Avignon 1969 pouvait faire sourire par ses outrances parodiques, ce n'était rien de plus qu'une astucieuse plaisanterie en forme de mélo sanglant.

Plus surprenant pour nous fut le Macbeth de Raymond Hermantier, interprété par le Théâtre national du Sénégal, et dont la transposition africaine apportait à la tragédie une fougue neuve, un prenant climat de bruit et de fureur. Et puis il y eut le Richard II ensablé par le jeune Patrice Chéreau, révolutionnaire esthète, formé à l'école de Strelher et de Visconti, qui a des partisans fanatiques et des détracteurs non moins virulents. Il est certain que le jeu de Chéreau lui-même, ânonnant le rôle de Richard, était difficilement supportable ; mais comment passer sous silence la virtuosité, l'invention, la puissance de cette représentation ? Après avoir superbement traité (ou maltraité si l'on veut, peu importe) les Soldats, de Lenz et Dom Juan, ce garçon de vingt-cinq ans a confirmé en tout cas son exceptionnelle personnalité, que les plus réticents seront obligés d'admettre un jour, car un tel talent s'impose malgré les réserves de l'arrière-garde.

On peut noter, enfin, que le plus shakespearien de nos drames romantiques, Lorenzaccio, semble peu à peu se dégager du prestigieux souvenir de Gérard Philipe. Au TEP, Guy Retoré nous en a proposé une version très, et même trop dépouillée, qui a dû déconcerter le public populaire de Ménilmontant, tandis que le théâtre Za Branou de Prague, venu à Paris en mai 1970, nous en offrait une adaptation tchèque curieusement expressionniste, où l'on pouvait cependant deviner avec émotion l'écho d'un combat pour la liberté beaucoup plus proche de nous que la Florence de Musset...

Dans le domaine étranger, il n'y aura pas eu, cette saison, de prédominance anglo-saxonne, comme les années précédentes. Là encore, l'équilibre règne dans une relative harmonie. Un unique auteur anglais nous aura été révélé : il s'appelle Peter Nichols. D'un humour déchirant, car il réussit à nous faire rire d'un sujet tragique, sa pièce s'intitule Un jour dans la mort de Joe Egg ; c'est l'histoire d'un couple affligé d'une enfant infirme. L'excellent comédien Jean Rochefort avait trouvé là une partenaire à sa mesure, une jeune Allemande inconnue : Marthe Keller.

Une surprise

Pinter ne nous a pas donné d'œuvre nouvelle, mais la reprise du Gardien, sous l'intelligente direction de Jean-Laurent Cochet, fut l'occasion de retrouver à la fois une pièce mal comprise à sa création et un prodigieux acteur comique en la personne de Jacques Dufilho. Quant à Peter Shaffer, auteur facile de Black Comedy, il n'a guère convaincu avec Pizarro et le soleil, grosse machine historique illustrant le choc de deux civilisations. Seule la présence de Jean-Marie Flotats, singulier Inca et comédien d'avenir, justifiait cette lourde entreprise de Jean Mercure.