Milton Mezz Mezzrow, grand musicien, grand écrivain et vivant trait d'union entre la race blanche et la race noire, a franchi le cap des soixante-dix ans. Tout en écrivant la suite de son autobiographie, la Rage de vivre, il a fondé un quartette avec le trompette Gilbert Rost : ce que l'on peut entendre de mieux à Paris. À la salle Pleyel, le sommet des concerts annuels de Ray Charles a été le bouleversant Am I blue, qu'il chante en s'accompagnant au piano, avec une sensibilité rare. Le Folk Blues Festival 69, gâché en partie par une sonorisation défectueuse, a cependant permis de découvrir le chanteur et guitariste Magic Sam (trop tard, hélas ! puisque Magic Sam a disparu un mois après). Autre révélation du même Festival : Earl Hooker, chanteur et guitariste plein d'idées humoristiques.

Lionel Hampton, à son habitude, a déchaîné un ouragan sonore et l'enthousiasme le plus justifié. Roosevelt Sykes, pianiste vigoureux et chanteur savoureux, a fait en Europe une tournée dont le succès ne devait rien à la publicité. Après celle de Coleman Hawkins, roi du saxo ténor, on a déploré la mort de George Wettling, un des meilleurs batteurs de race blanche ; celle de Kokomo Arnold, peut-être le plus pur des joueurs de blues ; celle de George Pops Foster, contrebassiste dont l'influence s'est exercée pendant plus d'un demi-siècle ; celle, enfin, de l'incomparable Johnny Hodges.

Citations et humour

L'année 1970 a commencé brillamment, avec la tournée européenne de Charlie Shavers et Budd Johnson. Shavers est sans doute le trompette le plus complet que nous ayons entendu, en dehors de Louis Armstrong. Sa virtuosité, jamais gratuite, est vertigineuse ; son vibrato frémissant se rapproche, plus qu'aucun autre, de celui de la voix ; son imagination semble inépuisable ; son humour l'amène à citer aussi bien Mon homme que l'ouverture de Tannhauser, et à en faire du jazz. Enfin, Shavers a un sens aigu de la scène ; il danse chacune des notes qui sortent de sa trompette. À l'opposé, Budd Johnson est, physiquement, d'une sérénité bouddhique, mais les accents qu'il tire de son ténor (ou de son soprano) ont un lyrisme, une plénitude qui l'apparentent aux plus grands. Deux des meilleurs musiciens français, le pianiste André Persiany et le contrebassiste Roland Lobligeois, ont fourni à Shavers et Johnson un soutien sans défaut. Quant au batteur noir Olivier Jackson, formé à l'école de Jo Jones, c'est un musicien aussi brillant que solide, doué d'une personnalité à laquelle on n'a pas encore rendu justice.

L'autre public

Le tardif printemps de 1970 nous a ramené John Lee Hooker, égal à lui-même, et le grand orchestre de Count Basie, auquel s'était jointe Ella Fitzgerald. Ella, qui, à ses débuts avec Chick Webb, ne voulait être qu'un instrument parmi d'autres, s'est assimilée sans difficulté aux musiciens de Basie ; elle leur a communiqué le bonheur qui l'habite et cette jeunesse sur laquelle le temps ne semble pas avoir de prise. Erroll Garner, enfin, a séduit, comme chaque année, par son toucher, son invention, ses audaces harmoniques et sa science des décalages rythmiques.

La saison n'a pas été faste pour ceux qu'on range pêle-mêle, depuis vingt-cinq ans, sous la bannière flottante du jazz moderne. Cecil Taylor a vidé plusieurs salles et M. Maison a constaté, non sans cruauté, la désaffection des snobs à l'égard de Miles Davis : « Le beau Miles ... n'attire plus aux premiers rangs, comme naguère, le public huppé. Les places à cinquante francs, qui s'enlevaient les premières car il fallait avant toute chose être vu, ne s'arrachaient plus à ce prix d'or ».

Quant à l'autre public, le vrai, celui qui vient pour voir et entendre, non pour être vu, il fait assez souvent, d'instinct, la différence entre le faux et le vrai, quand il n'a pas, au préalable, été mis en condition. Une preuve entre mille : le triomphe de Charlie Shavers à la Maison des Jeunes et de la Culture de Drancy. Malheureusement, ce vrai public est trop souvent abusé par la publicité. Comme le déclarait récemment Duke Ellington : « Ce qui est devenu populaire n'a rien à voir avec la musique, c'est une question de lavage de cerveau commercial.