Le sentiment de frustration et le complexe de culpabilité, l'anti-héros de Leslie Fiedler, le Chinois d'Amérique, les éprouve d'une manière exemplaire, c'est-à-dire burlesque. Juif interprétant magistralement le thème de la diaspora, New Yorkais au Montana, Américain en Chine, professeur de philosophie chez les marines, Baro Schnockelstone manque tous ses bienfaits et rate toutes ses vengeances : ses protégés, Hiroshige le Japonais et Georges l'Indien, connaissent l'un la prison, l'autre la mort ; il a cru désespérer sa femme en se faisant stériliser, mais il hérite d'un enfant par l'intermédiaire d'un beatnik drogué. Ce fils inattendu et dérisoire lui apparaît comme le symbole de l'avenir qui lui appartient quand même.

Si tant est qu'un professeur américain puisse posséder autre chose que des illusions : on en douterait à la lecture de l'Aciaigle, le premier roman d'Irvin Faust. Consommateur modèle, professeur académique, respectueux des lois économiques et humaines, Harold Weissburg s'éveille brutalement du « rêve américain » lorsque éclate la crise de Cuba. La mise en cause radicale, par la menace de la guerre atomique, de son confort intellectuel quotidien provoque un choc libérateur : il dit enfin ce qu'il pense de sa petite amie, de son supérieur hiérarchique et des héros élisabéthains, et part, victime en sursis, pour un safari de souvenirs. Surmontant ses terreurs et ses habitudes d'économie, il prend triomphalement l'avion pour Chicago et Hollywood. Mais la paix maintenue le ramène prosaïquement, par le train, plumes et rêves brisés, à son « cauchemar climatisé ».

Allemagne

Le même événement politique conduit curieusement Efraïm, le journaliste d'Alfred Andersch, à une prise de conscience identique. Menant à Berlin une triple enquête sur les réactions allemandes à la situation internationale, les péripéties de l'affaire du Spiegel et la survie éventuelle de la fille illégitime de son directeur, Efraïm s'interroge sur sa propre existence de déraciné — tour à tour Juif, Allemand, Anglais, Berlinois, Londonien, Romain, et dont il ne peut relier les moments dispersés que dans l'espace difficilement conquis du livre qu'il se décide à écrire.

Cette reprise du passé est un moyen d'éviter l'Anesthésie locale qui guette, selon Günter Grass, tout homme qui se laisse aller aux petites acceptations de la vie quotidienne, la violence, l'exploitation, l'humiliation, l'indifférence, préludes aux capitulations plus lâches et plus lourdes de conséquences.

Suède

Mais la honte reconnue, la pitié acceptée ne seraient-elles pas, comme le suggère Lars Gyllensten dans Infantilia, le moyen de recomposer sa vie, en évitant les promesses de la religion comme les dérisoires consolations de l'amour humain « enfermé dans la mécanique du soi » ? La confession de l'employé Karl-Axel paraît cependant d'autant plus désespérée qu'elle se déroule avec une précision clinique et sa vie d'autant plus médiocre qu'elle est prétexte à une écriture d'une richesse exceptionnelle.

Italie

Le malheur de l'homme est peut-être de s'obstiner dans cette contemplation narcissique. Demi-sagesse que la vie de la Fiorella de Carlo Cassola, abandonnée au rythme des jours, qui usent les grandes passions et exaltent les petites joies ? Demi-ivresse que distille ce merveilleux automne d'Ercole Patti, parmi les amours bucoliques et les jalousies familiales ?

Amérique latine

Il semble bien qu'à toucher terre, sa terre, l'homme retrouve des raisons de vivre, soit qu'il se remémore, comme Fernando Benitez dans les Premiers Mexicains, la naissance d'une race et d'une sensibilité nouvelles au milieu des drames de la colonisation espagnole, soit qu'il participe avec Guimaraes Rosa à l'innocence virgilienne des Hautes Plaines, bêtes et bouviers des fazendas rassemblés « dans la joie du monde qui tourne, depuis l'aurore jusqu'à la vaste montée de la nuit », monde privilégié sauvé, le moment d'un conte ou d'une copia élégiaque, de la misère, de la haine, de la dérision.

Poésie

On peut douter qu'il y ait jamais une politique cohérente de l'édition de la poésie en France. Plusieurs grands éditeurs abandonnent, ou paraissent sur le point d'abandonner leur collection : Seghers — à l'exception de la série Poètes d'aujourd'hui — et Flammarion ; Le Seuil et Gallimard restreignent le nombre de leurs publications. La formule des éditions de poche cependant connaît un succès certain, et l'une des grandes librairies de Paris, également maison d'édition, choisit de se consacrer à peu près exclusivement à la diffusion de la poésie (Librairie Saint-Germain-des-Prés). Le handicap majeur ne serait-il pas que les structures de l'édition et de la diffusion ne sont plus ou sont mal adaptées à l'économie moderne ?

Une poésie permanente

Car il existe un public fervent, mal informé, souvent peu fortuné. Ni la presse, dans sa quasi-totalité, ni la radio, ni la télévision ne s'en soucient. Si les revues meurent jeunes, il en naît de nouvelles, constamment la Traverse, Génération, Chorus, Poétique (analyse et théorie)... S'il y a une crise au niveau de l'écriture même, elle n'affecte que les plus jeunes poètes, dont beaucoup se perdent dans les imitations d'un surréalisme fatigué, ou les mirages d'un structuralisme ou d'un spatialisme qui, saisis sous cet angle, appartiennent à ce que Roland Barthes nommait le Système de la mode. Cela, qui n'est pas très grave, est le fait de chaque génération. S'il s'y révèle un Rimbaud ou un Lautréamont, ils n'en seront toujours que les exceptions. Mais la génération des poètes nés autour de 1930 et qui commence, pour la critique et pour le public, à sortir de l'ombre et des promesses, comme on dit, donne, cette fois encore, la preuve, lisible par tous, d'une poésie permanente dont on ne peut écrire qu'elle est ésotérique qu'à la condition de ne pas la lire.