À peine a-t-on perçu cet écho de Swift qu'il est repris et amplifié par Desmond Morris : l'Angleterre n'est pas un domaine cocasse et lilliputien, ce n'est qu'une des cages les plus inconfortables du Zoo humain. Yahoo dégénéré ou singe parvenu, l'homme a oublié ses candides origines animales pour s'emprisonner au sein de tribus géantes dans des rapports artificiels. Alors que tant d'autres demandent les raisons du comportement humain à une anthropologie encyclopédique, Morris nous renvoie à une zoologie universelle et péremptoire.

Singe nu, l'homme est cependant un singe dressé, ou plutôt conditionné, déplore Kingsley Amis, par les techniques d'information de masse. Présentateur rusé d'une émission de télévision à succès, expert en l'art d'interroger les célébrités du moment sur des sujets qui échappent à leur compétence, Ronnie Appleyard, le héros de J'en ai envie tout de suite, finit par se prendre à son propre piège : le mariage d'argent qu'il poursuit avec méthode et ténacité échoue conventionnellement en histoire d'amour. Il se consolera en ridiculisant sa belle-mère devant la foule solitaire des téléspectateurs et en pratiquant une sagesse sensuelle, acceptant l'image que les millions d'écrans lui donnent de lui-même, d'autant plus inconsistante qu'elle est plus multipliée.

Ce rôle de reflet, il en est pourtant qui le refusent, comme Annabel Christopher dans l'Image publique de Muriel Spark. Jeune fille banale grimée en star, elle a fait d'un acteur raté son mari et une vedette. Mais la créature se rebelle contre son créateur, c'est-à-dire que l'époux faux bourdon entreprend de détruire la femme reine, allant jusqu'à se tuer pour la compromettre plus sûrement. Mais le piège qu'Annabel renonce à éviter devient instrument de libération : dépouillant son masque de monstre sacré, elle accepte la figuration anonyme et quotidienne de femme et de mère.

États-Unis

Ce désir de sincérité et de lucidité semble cependant être la préoccupation majeure des écrivains américains. Si Miss Mama Aimée d'Erskine Caldwell reste conforme aux clichés de la littérature sudiste, veuve délabrée, mais de sensualité vivace, qui mesure sa pitance à une famille hétéroclite obsédée par la faim et la sexualité, les problèmes politiques et sociaux qui se posent à l'Amérique provoquent chez toutes les générations un trouble de la bonne conscience et de l'écriture romanesque.

Quand Norman Mailer, ce « conservateur de gauche », accepta de participer, le 21 octobre 1967, à la marche sur le Pentagone, pour protester contre la guerre au Viêt-nam, il ne se doutait pas qu'il allait saisir, dans cette kermesse bariolée, à travers les slogans et les chants hurlés, les raisons profondes de la « schizophrénie nationale » : les Armées de la nuit forment le mémorial de cette révélation. Bien qu'il comprenne deux parties, « l'Histoire en tant que roman », récit de la marche vécue par un narrateur qui parle de lui-même à la troisième personne et « le Roman en tant qu'histoire », exposé objectif de la préparation de la manifestation et de son déroulement, le livre tout entier révèle un seul exhibitionniste de génie, un cabotin mystique qui sait rendre sensible l'opposition entre une société technologique et une Amérique anarchiste, pacifiste, libératrice, engagée dans l'immense entreprise de démolition de toutes les contraintes et de tous les tabous. Mais, subtil comme l'Italienne de Stendhal qui, en savourant un sorbet, regrettait que ce ne fût pas un péché, Mailer proclame la nécessité de la culpabilité, sans laquelle sexualité et vie créatrice sont dépourvues d'attrait véritable. Ce qu'ignorent « les enfants fous de la classe moyenne », éperdus d'innocence et d'apocalypse, c'est que la drogue la plus efficace est encore la conscience.

Cela n'échappe pas à Anaïs Nin, qui, dans son Journal, cherche à exorciser l'image de son père, pianiste brillant et volage, qui fit le désespoir de sa femme et de sa fille une Américaine d'occasion : « J'aime l'homme créateur, écrit-elle, évoquant le drame de sa propre fille mort-née, amant, mari, ami, mais je ne me fie pas au père. Je ne crois pas à l'homme en tant que père. » Ce journal, elle l'a pourtant entrepris à l'intention du sien, pour lui faire sentir son besoin de tendresse secrète et de repos intérieur que dissimulait sa vie dispersée dans les ateliers des peintres, les ballets espagnols, le Paris des années 30, mais que traduit si bien cette inlassable introspection.