Revenons enfin un instant sur cette littérature où l'imagination de la terre tient une assez grande place pour rappeler l'Ombre d'un arbre mort, le beau roman où Marcel Brion, une fois de plus, ne pastiche pas le romantisme allemand, mais le réinvente avec un sensibilité imprégnée de culture qui n'est qu'à lui. Et rappelons aussi le Gardien de volcan, qui valut à Pierre Schaeffer le prix Sainte-Beuve, où l'on peut voir simplement une amusante satire des palabres d'un congrès de vulcanologie et de séismologie tenu au Mexique vers 1948, mais qui suggère aussi un personnage d'éveilleur de volcans, d'explorateur de gouffres à l'intérieur de l'esprit, et qui est sans doute, à sa manière, un itinéraire original d'un ancien disciple de M. Gurdjieff.

Pour justifier l'autre

Du côté des formes nouvelles de l'art romanesque, il y a peu à signaler cette année.

De Samuel Beckett, prix Nobel, on a publié un roman, Mercier et Camier, et un court récit, Premier Amour, mais ce sont des textes qui datent de près d'un quart de siècle et qui ne feront sans doute pas changer d'avis ceux qui préfèrent Beckett homme de théâtre à Beckett romancier.

Un roman de Claude Simon, un roman de Robert Pinget semblent des œuvres de routine, de nouvelles applications d'un procédé plus que des livres originaux. Ailleurs, une réflexion sur des formes virtuelles de la littérature tient presque toute la place : Jean Paulhan disait il y a quelques années que les écrivains consacrent la moitié de leur œuvre à se justifier d'avoir écrit l'autre ; nous en sommes, dans certains milieux, à consacrer la totalité de l'œuvre à se justifier de ne rien écrire du tout. Mais le volume de mots et d'idées ainsi soulevés peut donner le change, et risque de discréditer à première vue les tentatives de jeunes écrivains plus traditionnels. De ce côté, il me semble que l'on pourrait retenir Mort d'un grec, de Robert Quatrepoint, prix Roger-Nimier, description de l'agonie d'un vieil artisan grec atteint d'un cancer, qui regarde la vie autour de lui et derrière lui depuis sa maison d'une île des archipels, depuis un certain degré de sagesse aussi atteint avec courage. C'est à la fois un livre moderne et un livre imprégné de tout le passé d'une très vieille terre. Il faudrait citer encore Jorge Semprun, prix Femina pour la Seconde Mort de Ramon Mercader ; Pierre Schoendoerffer, prix Interallié avec l'Appel au roi, un roman d'aventures qui doit moins qu'il ne paraît à Malraux ou à Conrad ; Claire Gallois, qui a présenté avec quelque succès Une fille cousue de fil blanc ; Patrick Modiano, dont le second roman, la Ronde de nuit, intrigue par ce qu'il semble cacher plus qu'il ne retient par ce qu'il révèle, si bien qu'un talent très évident et très fort est menacé par la virtuosité. Qu'on me permette enfin de parier sur deux ou trois premiers romans : Un cowboy en exil, de Jean Yane, western ironique et conte philosophique à la fois ; la Caméra, de Claude Mourthé, histoire d'un homme qui semble ne pouvoir atteindre la vie qu'à travers les images qu'il en filme ; les Vergers de février, de Béatrice Privat, petite dernière, vingt ans à peine et dont le récit romantique et passionné rouvre peut-être la porte aux orages désirés et bienfaisants...

La nouvelle

À côté des romanciers, on mettra les auteurs de nouvelles, toujours un peu déshérités. Et pourtant cette année Marcel Arland, maître du genre, nous a donné Attends l'aube, un de ces recueils où la limpidité des récits semble nous permettre de suivre par transparence le cours d'une âme, comme on dit le cours d'une rivière. Daniel Boulanger a publié Mémoire de la ville, une sorte de chronique fragmentée de son petit monde, de la ville qu'il a édifiée livre après livre. Georges Piroué, Renée Massip et bien d'autres ont publié d'excellents recueils, Maurice Genevoix un nouveau Bestiaire fait de pages arrachées à son carnet d'observateur sympathique du monde animal. Et il faut faire une place à part à Jean-Loup Trassard, dont l'art brille dans son nouveau recueil Paroles de laine. On dit parfois d'un mauvais écrivain qu'il tricote : ici, c'est exactement le contraire, Trassard semble arracher un à un au tissu de la vie les fils dont il forme ses récits.

Autobiographie

Dans tout cela qui est honorable, et même mieux, l'écrivain semble bien souvent faire la part de l'imagination, mais aussi la soumettre au contrôle étroit du souvenir et de l'expérience personnelle. Ce que nous pouvons remarquer maintenant, c'est le nombre des ouvrages de valeur qui se présentent comme des autobiographies, des mémoires, des journaux. Ainsi Moi je, de Claude Roy, énorme et brillant premier volume d'une autobiographie, un peu bavarde, un peu tirée de droite et de gauche ou plutôt de gauche par la politique, mais enfin lucide examen de conscience de la cinquantaine (vingt ans en 1935). Françoise Mallet-Joris, dans la Maison de papier, nous livre le journal de sa vie familiale plus encore que de sa vie intime : et le miracle est justement que nous sentons comment cette vie très quotidienne, très ménagère, est en même temps une vie personnelle, une vie d'amour et même une vie religieuse. Livre d'une exceptionnelle intelligence si l'on croit que l'intelligence est de comprendre les formes de la vie beaucoup plus que les formes et les associations des pures idées. Aragon, dans un brillant essai, Je n'ai jamais appris à écrire, nous a donné la biographie de son œuvre romanesque, son secret de fabrication, qui est, semble-t-il, très peu différent de l'écriture automatique. D'une manière un peu plus extérieure, mais à peine, Edmond Buchet nous a aussi parlé des livres, de ceux qu'il a écrits et de ceux qu'il a édités dans le très sympathique journal de quarante ans de vie professionnelle qui s'appelle les Auteurs de ma vie. En présentant les Cases d'un échiquier, le sien, Roger Caillois explique d'une certaine manière sa démarche cavalière dans le monde des idées. Simone de Beauvoir, de très près et d'assez loin, en femme vieillissante et en sociologue, a étudié la Vieillesse. Et en très vieille femme (quatre-vingt-quatorze ans), Simone est revenue, dans Mon nouveau testament, moins sur les événements de sa vie que sur les croyances et les espérances qui l'ont soutenue.

Littérature contemporaine

Aux frontières de l'essai et de la critique, on placera deux livres de Roland Barthes, S/Z, anatomie menée selon les méthodes de l'hypercritique universitaire contemporaine d'une nouvelle de Balzac, et l'Empire des signes, une passionnante étude du Japon considéré comme système de signes, comme langue japonaise à tous les degrés de la vie quotidienne, de l'art, du théâtre et de la littérature.