Si sur le premier point on innove à Varsovie — le dynamisme a souvent fait défaut dans le domaine des relations internationales —, on se contente en politique intérieure de poursuivre les campagnes déclenchées en 1968, tout en atténuant leurs aspects les plus inquiétants.

Les juifs partent

Les attaques antisionistes ont beau avoir perdu de leur vigueur, l'exode des juifs s'est poursuivi. La décision prise en juin 1969 interdisant tous départs après le 1er septembre de la même année n'a pas été appliquée. Des milliers de juifs ont pu gagner la Suède et le Danemark, où un accueil particulièrement généreux leur a été réservé. La communauté juive de Pologne serait ainsi passée, selon certaines indications, de quelque 30 000 personnes à un peu plus de 6 000. L'Association sociale et culturelle des Juifs de Pologne a en quelque sorte suivi le mouvement en se repliant dans un exil intérieur, et a dû s'incliner devant la direction du PC qui réclamait d'elle un désaveu des sionistes et des militaristes israéliens. Ses dirigeants s'y étaient refusés. Une nouvelle équipe a alors été désignée, et c'est elle qui, le 9 avril 1970, a signé un texte qui dénonçait les « agresseurs israéliens », mais ne soufflait mot de l'antisémitisme politique aisément décelable en Pologne.

On en retrouve des preuves dans les procès des étudiants et des universitaires. Celui de Blajfert, Smolar et Szubert arrêtés en mai 1969 et condamnés cinq mois plus tard à des peines allant d'un an à trois ans de prison pour avoir, affirme l'accusation, protesté contre l'intervention en Tchécoslovaquie. Celui du « groupe des alpinistes », ainsi appelé parce que les accusés introduisaient leur matériel de propagande en Pologne en passant par les monts Tairas, à la frontière polono-tchécoslovaque. « Les racines de l'affaire remontent jusqu'à Tel-Aviv », écrit la presse polonaise, le 10 février 1970, quand s'ouvre ce procès. Une trentaine de jeunes gens sont sous les verrous, mais seuls cinq d'entre eux seront jugés : Maciej Kozlowski, Maria Tworkowska, Jakub Karpinski, Krysztof Szymborski et Maria Szpakowska.

Alors qu'à Prague, où certains des accusés ont pris contact avec des libéraux tchécoslovaques, tombent des accusations d'espionnage, à Varsovie on se contentera de retenir contre eux le délit de « propagande illégale ». Il leur vaudra des peines de trois à quatre ans et demi de prison, mais une amnistie et la détention préventive atténueront la rigueur de ces verdicts. Les accusés se sont défendus avec courage. L'un d'eux déclare : « Nous voulions un printemps de Prague à Varsovie. » Un autre : « Nés dans le socialisme, nous acceptons ses idéaux, mais l'impossibilité de dialoguer nous a poussés dans l'opposition. » C'est un credo que pourrait presque reprendre à son compte un de leurs aînés, Wladyslaw Bienkowski, ancien membre du Comité central et ancien ami de Gomulka. Dans un livre publié à Paris, mais interdit à Varsovie, sous le titre Moteurs et freins du socialisme, il dénonce le rôle grandissant de l'appareil policier qui transforme le pouvoir politique en son instrument. « Ce mur coupe radicalement les derniers fils qui reliaient l'appareil dirigeant du pouvoir à la société », écrit-il.

La grande affaire

De ces critiques, de ces procès la presse polonaise ne livrera que des échos déformés et assourdis. En revanche, elle n'a pas assez de toutes ses pages pour parler de l'Allemagne. C'est la grande affaire de l'année : vingt-cinq ans après la guerre, la Pologne socialiste entame enfin des négociations avec l'Allemagne occidentale du chancelier Willy Brandt. Dans sa note remise le 22 novembre 1969 à Varsovie, ce dernier se déclare prêt à parler « de tous les sujets ». En apparence un seul intéresse la Pologne. Elle le fait savoir par sa presse, et dans sa réponse officielle, un mois plus tard : la reconnaissance par Bonn de ses frontières occidentales, la fameuse ligne Oder-Neisse. Mais les premiers entretiens de Duckwitz, le secrétaire d'État ouest-allemand aux Affaires étrangères, le 5 février 1970 à Varsovie, puis ceux qui suivent en mars, avril et juin, laissent apparaître que l'intransigeance polonaise n'est pas aussi totale. Chez certains dirigeants polonais il y a d'abord des hésitations et des résistances devant le dialogue avec Bonn. Le fait que Moscou et Berlin s'engagent eux aussi sur la voie de la normalisation avec l'Allemagne de l'Ouest aplanit les obstacles. Un sondage significatif est publié par Polityka le 24 janvier et correspond bien à l'attitude officielle : 86,6 % des Polonais sont d'accord pour établir des relations diplomatiques avec Bonn à condition que la ligne Oder-Neisse soit reconnue. La reconnaissance de l'Allemagne de l'Est, ou la renonciation à l'arme atomique ne sont plus les préalables qu'ils étaient naguère.