Les premières mesures (réduction des dépenses somptuaires, discussions en profondeur avec Ottawa sur une nouvelle répartition des ressources fiscales, formation d'un gouvernement comprenant surtout des gestionnaires) tendent à indiquer que la nouvelle équipe va surtout se consacrer à la relance de l'économie et à la remise en ordre des affaires publiques de la province plutôt qu'à des querelles de prestige avec Ottawa. Mais l'attitude intransigeante adoptée par E. Trudeau en faveur d'une conception unitaire du Canada ne permet pas d'exclure toute tension pour l'avenir.

La menace séparatiste

Pariant sur l'évolution de l'économie nord-américaine, la politique de Robert Bourassa (si elle ne donnait pas de résultat rapidement) pourrait être menacée par une nouvelle progression de l'idée séparatiste. Le nouveau Premier ministre n'a-t-il pas l'habitude d'affirmer qu'il représente « la dernière chance du fédéralisme » ?

L'approche très technocratique de Bourassa pourrait nourrir certains griefs des séparatistes et augmenter leur audience. On peut difficilement, en effet, réduire la crise québécoise à un problème économique. Le jeune Premier ministre (il n'a que trente-six ans) paraît toutefois conscient de ce problème puisqu'il a mis en bonne place de son programme la nécessité de faire du français la langue de travail de la province. Autre risque : grâce à l'ancien ministre libéral René Lévesque, dont le dynamisme et la popularité restent très grands, le parti québécois avait pu maintenir le séparatisme dans les limites de la légalité. L'injustice dont il a été victime lors des élections ne risque-t-elle pas de décourager bon nombre de militants de suivre les voies démocratiques ?

Là encore, R. Bourassa a conscience du problème puisqu'il a promis une réforme en profondeur de la carte électorale. Mais cette réforme sera-t-elle suffisamment importante et interviendra-t-elle assez tôt ? Dès le mois de juin 1970, un mois à peine après les élections, on enregistrait une reprise des attentats à la bombe. Une vague d'agitation extra-parlementaire pourrait, en contraignant le gouvernement Bourassa à s'occuper en priorité du maintien de l'ordre et en effrayant d'éventuels investisseurs, compromettre définitivement l'expérience en cours.

Un échec de l'expérience Bourassa serait également périlleux pour le Premier ministre fédéral Pierre Elliot Trudeau, élu par les anglophones pour régler le problème québécois. Si la présence d'un ministre libéral à Ottawa et à Québec n'était pas capable d'améliorer les rapports entre les deux capitales, bon nombre d'électeurs anglophones pourraient en tirer des conclusions peu favorables pour E. Trudeau lors des élections législatives fédérales qui devraient avoir lieu en 1972.

Ce danger n'est pas passé inaperçu à Ottawa. Reste à savoir si E. Trudeau acceptera d'amender sa conception résolument unitaire de la Confédération, notamment en matière économique et fiscale.

Il est un domaine, en revanche, où le Premier ministre fédéral n'a rien à craindre, semble-t-il, de son collègue québécois : c'est celui des relations avec la France. Pour Robert Bourassa, ces relations s'inscrivent sans contestation possible dans le cadre plus large des rapports franco-canadiens et doivent rester techniques, culturelles. En bon pragmatique, Bourassa sait que la France ne peut faire que peu de chose en faveur de l'économie québécoise. Il ne tient pas, d'autre part, à faire du différend entre Ottawa et Québec une affaire de prestige plus ou moins patriotique.

Crise et réconciliation avec la France

Dans ces conditions, on peut prévoir une amélioration des relations franco-canadiennes, qui ont pourtant connu deux crises sérieuses, à la fin de 1969 et au début de 1970. Après différents signes d'amélioration (présence de Maurice Shumann à une réception de l'ambassade canadienne, voyage privé de Pleven, ministre de la Justice, à Ottawa), la première éclate au mois d'octobre, à l'occasion de la visite d'information effectuée au Québec par Jean de Lipkowski, secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Malgré deux invitations d'Ottawa, le gouvernement français ordonne à Lipkowski de ne pas se rendre dans la capitale. Ce refus est jugé offensant par le gouvernement canadien, qui émet des regrets officiels et fait savoir qu'il envisage de limiter les visites de ministres français au Québec si ceux-ci continuent délibérément à éviter Ottawa. Des remarques aigres-douces de E. Trudeau enveniment la querellé jusqu'à ce que les ministres des Affaires étrangère concernés, Sharp et Shumann, y mettent un terme par de entretiens privés à New York et à Bruxelles, à l'occasion d'une réunion de l'OTAN.