Ben Salah dresse contre lui une véritable coalition : la grande bourgeoisie terrienne et urbaine, atteinte dans ses intérêts, la masse des petits agriculteurs qui refusent la collectivisation telle qu'elle leur est proposée, les privilégiés du régime, les tenants du libéralisme au sein du parti, la Banque mondiale, qui juge la réforme « politiquement dangereuse ».

Face aux pressions extérieures et au mécontentement qui gronde, le président Bourguiba retire sa confiance à l'homme qui paraissait longtemps devoir lui succéder à la tête de l'État.

La disgrâce d'Ahmed Ben Salah débute le 6 septembre, quand la loi sur l'expropriation des terres est abolie. Le 8, il est privé de ses fonctions de secrétaire d'État à l'Économie, mais il conserve le portefeuille de l'Éducation. Boycotté par le parti socialiste destourien, il est battu aux élections législatives du 2 novembre. Le 5, il est évincé du gouvernement et du bureau politique du parti, dont il est secrétaire général adjoint. Le 9 novembre, il est chassé du parti. Le lendemain, le président Bourguiba donne le coup d'envoi de la campagne qui aboutit à l'arrestation de Ben Salah, le 24 mars, et à sa comparution en haute cour le 19 mai 1970.

L'ancien secrétaire à l'Économie n'est pas la seule victime de la réorientation de la politique du Combattant suprême. Quatre gouverneurs de province comparaissent à ses côtés pour avoir couvert de leur autorité les brutalités, les arrestations arbitraires, les manœuvres d'intimidation exercées pour imposer les mesures de collectivisation. Des adversaires du socialisme fumeux préconisé par Ben Salah sont nommés à des postes clés dans l'Administration. En décembre, Habib Achour reprend sa place à la tête de l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). Le parti destourien assure son élection comme secrétaire général de la centrale syndicale le 29 mai. Retour aussi d'Ahmed Mestiri, qui avait démissionné en janvier 1968 du bureau politique du parti et de son poste de secrétaire d'État à la Défense nationale, pour protester contre la politique de Ben Salah. Exclu du parti, il est réintégré le 23 avril 1970.

Le 7 novembre 1969, Bahi Ladgham, ami et confident du président, prend la tête du gouvernement. Réélu le 2 novembre à la magistrature suprême, avec 99,76 % des suffrages exprimés, Habib Bourguiba se rend en France pour y subir des examens médicaux. Son absence devait durer du 17 novembre 1969 au 1er juin 1970.

Pour assainir la situation, Bahi Ladgham multiplie les mesures d'apaisement. Il restitue à leurs propriétaires des terres confisquées ; il autorise la dissolution de la quasi-totalité des coopératives agricoles ; le commerce de détail passe du secteur coopératif au domaine privé ; les salaires des ouvriers agricoles sont relevés de 10 %, les prix des denrées de première nécessité sont baissés de 10 %. En janvier et en mars 1970, il remet progressivement en liberté tous les enseignants et étudiants de gauche condamnés en septembre 1968 et en février 1969. Tout en accablant Ben Salah pour sa gestion économique, il s'abstient de prendre des mesures judiciaires contre lui.

La disgrâce de Ben Salah

Mécontent de cette temporisation, Bourguiba (dans une déclaration enregistrée à Paris à la mi-mars) demande instamment à ses ministres de « trancher dans le vif » les problèmes en suspens afin qu'il ne les retrouve pas à son retour. Une semaine plus tard, Ben Salah est arrêté et inculpé de haute trahison. Il risque la peine de mort. L'émotion suscitée par cette mesure, le manifeste publié par une cinquantaine de personnalités et d'intellectuels tunisiens qui s'élevèrent contre le principe d'un procès politique, diverses interventions et sans doute aussi le système de défense adopté par l'accusé — qui s'est livré à une autocritique — ont conduit à un verdict relativement modéré. Ben Salah est condamné le 24 mai 1970 à dix ans de travaux forcés, assortis d'une peine complémentaire de résidence surveillée pendant dix ans et de privation de ses droits civiques.