Pour les uns, la révolte étudiante est née d'une série de malentendus, de fautes, d'erreurs d'appréciation, ou, si on préfère, d'un enchaînement aussi imprévisible que fortuit. Selon eux, la situation dans l'université française n'était nullement explosive, mais simplement confuse et tendue, comme partout ailleurs et beaucoup moins que dans bien d'autres pays. De même qu'on se félicite à bon droit en France de constater que la délinquance juvénile ou l'usage de la drogue par les jeunes ne sont le fait que de petits noyaux infiniment moins importants qu'aux États-Unis, par exemple, de même on pouvait espérer que la colère des étudiants s'exprimerait de façon nettement moins violente et spectaculaire qu'outre-Atlantique et que dans d'autres pays européens.

Mais les fausses manœuvres d'autorités universitaires et gouvernementales, une confiance excessive suivie d'une panique également injustifiée, un recours abusif aux forces du maintien de l'ordre, la brutalité de la répression ont permis à quelques poignées d'enragés d'éveiller la solidarité de plusieurs dizaines de milliers de leurs camarades, puis de fournir aux salariés l'occasion de manifester et d'entrer à leur tour dans l'action pour des raisons fort étrangères aux difficultés de l'enseignement. La contagion a gagné les lycées et donné au mouvement de mai, prolongé jusque dans la campagne présidentielle de 1969, un caractère qu'il n'aurait certainement pas revêtu s'il avait été contenu dans ses limites étroites.

Pour les autres, au contraire, mai 1968 n'a été que la première manifestation d'une évolution dont la responsabilité incombe aux adultes — parents, enseignants, gouvernants — et qui ne pouvait manquer d'aboutir, un peu plus tôt ou un peu plus tard, sous cette forme ou sous une autre, à une explosion semblable suivie d'un dérèglement général de la machine scolaire et universitaire. Il ne s'agirait plus d'un accident de parcours, mais du début d'une révolution. Or, si le corps électoral de 1969 est le plus vieux depuis trente ans, celui de 1972 et au-delà sera le plus jeune des cent dernières années. C'est maintenant, non demain, qu'il faut apporter la réponse appropriée à l'interrogation de toute une génération.

Selon qu'on fait sienne la thèse de l'enchaînement ou celle de la fatalité, les remèdes qu'on envisage sont évidemment fort différents. Ici on déclare que, si aucune erreur nouvelle ne vient déclencher de nouveau une agitation endémique, la situation évoluera vers l'apaisement ; la remise en ordre des structures, des programmes et des méthodes, tant bien que mal amorcée, devrait suffire. Là, au contraire, on estime que le printemps fou de 1968 n'était pas accidentel, mais marquait le début d'une ère d'effervescence et d'agitation qui connaîtra d'autres crises aussi graves, aussi violentes peut-être.

Pendant onze ans, pourtant, le principal motif d'orgueil invoqué par le pouvoir lorsqu'il voulait vanter sa politique était les réalisations destinées à la jeunesse, l'équipement et la transformation de l'école, du lycée et de la faculté. Des piscines aux maisons de la culture, des classes nouvelles aux universités créées de toutes pièces, un concert d'autosatisfaction s'élevait de toutes parts. Le réveil et le contraste n'en ont été que plus sensibles. Chacun devait bientôt convenir que, si des réformes drastiques s'imposaient dans l'enseignement supérieur, la situation qui régnait dans les lycées, et particulièrement dans les petites classes un an après mai 68, ne pouvait être admise longtemps sans risques graves. Parmi les jeunes travailleurs, les ravages du chômage partiel ou total, la difficulté de trouver un emploi, les obstacles rencontrés dans la recherche d'une formation professionnelle, bien souvent inutile quand il avait été possible de l'acquérir, constituaient une véritable plaie sociale.

À travers les deux analyses opposées évoquées plus haut, deux conceptions s'opposaient à l'heure où s'ouvrait la succession. Si on voyait le problème comme un simple malaise d'adaptation, l'affaire n'était justiciable que de fermeté et quelques retouches devraient suffire pour que tout rentre dans l'ordre. Si on l'entendait, au contraire, comme le début d'une crise de la jeunesse, il s'agissait de trancher dans le vif, de reprendre de fond en comble les données, les finalités, les méthodes de l'enseignement français et de l'emploi des jeunes, d'élaborer et d'entreprendre sans retard une politique de la jeunesse hardiment novatrice et audacieuse.

L'ordre et le mouvement

Aspiration à un nouvel ordre social, à une transformation des rapports dans le travail et le métier ; attrait de la régionalisation et nécessité de l'aménagement du territoire ; crise de l'enseignement et malaise de la jeunesse ; volonté, en politique, d'être traité en citoyen et non en sujet, c'est-à-dire d'être librement et loyalement informé, admis à prendre part aux grandes décisions ; refus enfin, ce qui est l'envers de la même monnaie, d'être tenu à l'écart de la vie de l'entreprise, de la profession, de la collectivité locale, régionale ou nationale. Telles sont les virtualités confusément ressenties et exprimées, tantôt avec virulence, tantôt en silence, par des millions de Français. Les réponses qui leur ont été apportées hier et celles-qui pourront l'être demain empruntent toutes plus ou moins à deux grandes tendances réputées inconciliables et qu'il s'agit précisément de concilier, que l'on peut appeler, si l'on veut, l'ordre et le mouvement. Leur expression concrète se résume grossièrement en deux symboles souvent évoqués au cours de ces années et qui sont le bâton et la carotte.