Les syndicats, pour ne pas se couper de la base ouvrière la plus active, durent louvoyer, c'est-à-dire s'efforcer d'obtenir la reprise du travail sans désavouer les militants les plus rigoureux, ceux-là mêmes qui occupaient les ateliers. Cela n'est pas l'effet du hasard si la reprise se fit avec moins de bavures dans le secteur public, là où les syndicats sont le plus implantés.

– Au lendemain des accords, deux interprétations contradictoires se font jour : les accords vont entraîner chômage et inflation ; ils vont susciter un coup de fouet bénéfique pour l'expansion. Remarquons, toutefois, qu'au moins en deux points importants — réduction de la durée de travail et extension des droits syndicaux — la France se trouvait en retard par rapport à l'étranger. De 1955 à 1968, la réduction de la durée du travail a été, en effet, de 10 % en Allemagne, de 5,7 % aux Pays-Bas, de 5,2 % en Grande-Bretagne. En France, parallèlement, la durée du travail augmentait de 2,5 %.

Dans le secteur de la métallurgie, les industriels allemands acceptaient dès 1956 de programmer cette réduction ; ils obtenaient dix ans pour l'effectuer. En Italie, depuis plusieurs années étaient officialisées certaines pratiques telles que la collecte des cotisations syndicales dans l'entreprise. Que prouvent ces exemples ? D'abord que le blocage se révèle à long terme source de conflits graves, puis qu'un équilibre invisible s'établit dans l'opinion entre les revendications qualitatives et celles qui concernent le seul niveau de vie — l'opposition entre les deux types de revendications n'est peut-être pas aussi totale qu'on l'a cru en mai.

Profondément politique

Que mai 1968 ait été une explosion contradictoire est évident : la grève qui naît d'une révolte contre la société de consommation revendique pour une amélioration du niveau de vie. La grève qui met en cause la propriété privée des biens de production trouve dans le secteur nationalisé ses troupes les plus vigoureuses. La grève, enfin, qui conteste la représentativité des chefs d'entreprises est négociée par des chefs syndicalistes, presque désavoués par la base.

Surtout profondément politique dans sa motivation, le mouvement s'est révélé très défiant à l'égard des forces politiques traditionnelles : à un certain niveau, la revendication ouvrière exige un changement politique. L'occupation des usines n'est pas seulement une technique de grève, c'est le signe d'un désaccord politique fondamental. Et pourtant, avec la campagne électorale, les syndicats devaient prudemment rester dans l'expectative. Assurément, leurs traditions les y engageaient.

Mais aussi le sentiment que, de même que les manifestants étaient passés sans s'arrêter devant le Palais-Bourbon, de même les ouvriers n'avaient rien à attendre des partis politiques.