Deux journées dramatiques allaient permettre à chacun d'apporter sa réponse. Pour le général de Gaulle, celle-ci ne fait pas de doute : il est en présence d'une insurrection. La CGT et le parti communiste, peut-être poussés malgré eux par les éléments révolutionnaires, envisagent de prendre le pouvoir à la faveur des troubles provoqués par les agitateurs extrémistes que le PC ne manque pas de dénoncer avec éclat comme de dangereux exaltés, mais qu'il manipule en sous-main. Bien entendu, les communistes se dissimuleront quelque temps derrière des hommes de gauche non communistes afin de ne pas affoler le pays et ses alliés. Tout concorde ; la grève en voie de devenir générale, la découverte de dépôts d'armes, la persistance des violences, les émeutes qui ont maintenant gagné dix villes de province et, chaque soir, s'étendent à de nouveaux quartiers de Paris, les candidatures affichées de Mendès France et de Mitterrand... C'est un complot, c'est la subversion. Quand on annonce, le mardi 28 mai au soir, qu'une nouvelle manifestation de la CGT s'achèvera le lendemain à la gare Saint-Lazare, tout proche de l'Élysée, la conviction se répand dans les milieux officiels que « c'est pour demain ».

Cette journée du mercredi sera celle de l'insolite. À la dernière minute, le Conseil des ministres hebdomadaire, convoqué le matin à l'Élysée, est annulé : si tard même que plusieurs ministres l'apprennent de la bouche des huissiers à l'instant où leur voiture se range devant le perron du palais présidentiel. Puis c'est le silence. De Gaulle a disparu. On a vu sa voiture sortir par a grille du Coq, la porte des souverains, que l'on n'ouvre que dans les grandes circonstances. Et nul ne sait où il est.

À Colombey, assurent les uns. Et définitivement, il n'en reviendra pas, il cède, il abandonne, annoncent les autres, et parmi eux des proches, des ministres même. On n'apprendra que quelques jours plus tard ce qu'a fait le chef de l'État ce mercredi entre midi et 6 heures du soir, heure à laquelle il arrive enfin dans sa propriété de la Haute-Marne. Il a pris contact, à Baden-Baden notamment, avec les chefs militaires et s'est assuré de leur loyalisme. Dans la soirée, tandis que la manifestation de la CGT tourne court sans désordres et que Pierre Mendès France annonce prématurément qu'il formera le gouvernement de la gauche, on commence à comprendre que le général n'est parti que pour revenir plus fort, mieux armé.

La dissolution

Le jeudi 30 sera le jour du dénouement. Les coups de théâtre vont se succéder, réglés par un metteur en scène qui a retrouvé son génie. Un retour, guetté par la France entière, qui retient son souffle ; un Conseil des ministres extrêmement bref, suivi de la diffusion d'une sèche et dure allocution présidentielle, où chaque phrase apporte une décision : ajournement du référendum, dissolution de l'Assemblée nationale, dénonciation éclatante du « communisme totalitaire » accusé de préparer « la subversion » sous le couvert de « politiciens au rancart », maintien en place du gouvernement, appel à l'« action civique ».

Deux heures plus tard, une foule immense, menée par les ministres, les dirigeants, les députés gaullistes, se rassemble à la Concorde, monte à l'Étoile par les Champs-Élysées, réplique tricolore aux drapeaux rouges des cortèges populaires, aux drapeaux noirs des anarchistes des barricades. Le premier acte avait vu le mouvement étudiant s'enfler, déborder dans la rue, entraîner la grève et les manifestations ouvrières. Au second acte, on était allé de l'erreur du référendum à la déconvenue des accords de Grenelle. Sur le troisième acte, qui a été celui de la panique, puis de la riposte, le rideau vient ainsi de tomber. Mais la pièce n'est pas finie.

Les élections de juin

Le rideau va, en effet, se relever sur le quatrième acte : les élections législatives. Désormais, c'est vers cette consultation que vont tendre la volonté du pouvoir et les efforts de l'opposition. Le pays va trancher.

Auparavant, le pouvoir se met lui-même en condition de l'emporter et, pour cela, commence par montrer avec éclat qu'il tirera la leçon des événements. Tous les ministres qui occupaient les postes clefs de la crise de mai sont écartés : Peyrefitte (Éducation nationale), Jeanneney (Affaires sociales), Joxe (Justice et intérim du Premier ministre), Gorse (Information), Fouchet (Intérieur), Missoffe (Jeunesse). À la surprise générale, Michel Debré et Couve de Murville permutent, l'intransigeant titulaire des Finances devenant ministre des Affaires étrangères, le diplomate en place depuis dix ans au Quai d'Orsay recevant la charge de l'économie. Parmi les arrivants, plusieurs gaullistes de gauche, et surtout le plus exigeant d'entre eux, René Capitant, si critique à l'égard de G. Pompidou que, la veille encore du jour où il devenait son ministre de la Justice, il avait lancé : « Puisque le général a voulu garder Pompidou, je dois avaler la couleuvre. »