Personne ne contrôlait plus personne. Les syndicats ouvriers, visiblement débordés, ne pouvaient empêcher l'occupation des usines, des ateliers, des bureaux, des magasins par les grévistes, ce qui ne s'était pas vu en France depuis 1936. Les partis de gauche opposaient la barrière dérisoire d'une motion de censure à une agitation qui leur marquait autant d'hostilité qu'au régime et les jetait dans l'embarras. Le général de Gaulle avait maintenu, après avoir hésité, un voyage officiel qu'il devait faire en Roumanie et était parti pour Bucarest en annonçant simplement qu'il s'adresserait au pays dès son retour, le 24 mai, après le vote sur la censure.

La motion de l'opposition était repoussée, recueillant moins de voix que la précédente (233), mais ce vote, dont le gouvernement espérait tirer parti, était sans signification et sans effet. Pire encore : au pays, le 24 mai, le chef de l'État (qui avait eu à l'instant du retour de Roumanie un mot malheureux : « La réforme, oui. La chienlit, non ») proposait comme une panacée un référendum sur la participation, opération plus que discutable du point de vue constitutionnel et vide de sens en face de circonstances aussi dramatiques.

Ainsi, du 3 au 24 mai, on avait vu un pouvoir souvent absent errer d'un excès de fermeté à une quasi-démission ; tous les cadres politiques et syndicaux s'effondrer, en plein désarroi ; toutes les organisations se diviser, aussi bien les gaullistes, qui enregistraient les démissions de René Capitant et Edgard Pisani, ce dernier passant carrément à l'opposition, que la CGT, quittée par un de ses secrétaires, André Barjonet ; la gauche, y compris le PC, travaillée par les ferments révolutionnaires ; le président de la République se tromper lourdement sur la portée et les raisons de l'explosion et appliquer un faux remède.

Mais surtout on avait vu la querelle sur la réforme de l'Université céder la place à une mise en question de la société tout entière, à une contestation globale et brutale du système social et politique. On allait maintenant passer, en une semaine, d'un climat insurrectionnel à une situation que l'on n'hésitera pas à qualifier de prérévolutionnaire.

Malgré les rires des étudiants, les sarcasmes de l'opposition, l'indignation des syndicats, l'allocution présidentielle avait ouvert une perspective, qui n'était d'ailleurs pas celle qu'avait prévue de Gaulle. Les dirigeants ouvriers étaient, en effet, aussi désireux de reprendre leurs troupes en main que le gouvernement de voir cesser la paralysie du pays. Cette rencontre de deux nécessités conduisait pendant le week-end des 25-26 mai à une ample négociation au sommet sur les salaires, la législation sociale, l'organisation du travail, entre les trois parties intéressées : le gouvernement, le patronat et les syndicats. Pourparlers fiévreux, où la vedette était tenue tour à tour par G. Pompidou et par le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy, et d'où sortait un protocole d'accord comportant d'amples augmentations des salaires et d'importants aménagements des bases de la vie sociale. Cette fois, était-ce le dénouement ?

De Gaulle part

Pas encore. Le destin réservait même aux acteurs un double rebondissement qui allait porter la crise à son paroxysme. Car il apparut quelques heures à peine après la conclusion des accords de Grenelle (ainsi nommés parce qu'ils avaient été négociés au ministère du Travail, rue de Grenelle) que la base ouvrière refusait le protocole, jugeait les avantages obtenus insuffisants, en particulier ce qui avait trait au paiement des jours de grève, et entendait bien poursuivre son action.

On a beaucoup discuté, on discutera longtemps encore sur le point de savoir si les syndicats, et notamment la CGT, ont cherché loyalement à faire ratifier le protocole par la base ou si, au contraire, ils ont poussé à la prolongation du conflit. Tout porte à croire que les dirigeants ouvriers ont été une fois de plus débordés. Quoi qu'il en soit, l'opposition de gauche réclamait avec un acharnement croissant le départ de Pompidou et de ses ministres pour que soit formé « un gouvernement populaire », slogan communiste, ou « un gouvernement provisoire de gestion », formule de Pierre Mendès France et François Mitterrand. Là aussi, il y aura controverse : s'agissait-il, pour les leaders qui s'exprimaient ainsi, d'attendre que, le cabinet Pompidou ayant fait place nette, le président de la République appelle Mendès France, puis se retire à son tour, tandis que Mitterrand affronterait comme candidat de la gauche l'élection présidentielle ? Ou plus simplement, mais illégalement, les partis d'opposition visaient-ils à prendre le pouvoir par la force, appuyés sur la rue, portés par l'émeute ?