Tout, cependant, n'est pas négatif dans ce bilan économique : au cours des cinq dernières années, l'Espagne a connu une expansion comparable à celle du Japon. Le produit national s'est accru de 8 % l'an et la production industrielle de 60 % en cinq années. Mais l'archaïsme des structures économiques, le brusque excès de consommation publique et privée, l'accroissement des salaires n'ont pas résisté à la surexpansion, et le pays se trouve brutalement placé devant une crise que n'arrivent plus à juguler les seuls apports d'un tourisme qui s'essouffle et les salaires des ouvriers travaillant à l'étranger.

Repérer les éléments subversifs

Cette prospérité qui favorisait dans le peuple espagnol des aspirations à une plus grande liberté se trouve donc enrayée. La déception et la crainte, provoquées par les menaces de crise, vont se changer en colère lorsqu'il apparaîtra que la loi organique, approuvée en 1966 (Journal de l'année 66-67) par référendum par 95 % des Espagnols et qui devait « garantir les contrastes d'opinion », est trahie dans son esprit.

Par une série de lois complémentaires, d'inspiration phalangiste, la loi organique est à peu près dépouillée de ses promesses libérales, au profit de l'institutionnalisation du Mouvement (16 juillet 1967). De plus, 500 ouvriers, venant des Commissions ouvrières, élus dans le cadre du syndicat officiel, avec les encouragements et les garanties du gouvernement, sont peu à peu démis de leurs fonctions de délégués. L'attitude officielle était, en réalité, une manœuvre pour repérer les « éléments subversifs ».

Dès la mi-juillet 1967, une Commission civique madrilène s'organise, regroupant quelque 400 personnes, parmi lesquelles des prêtres, des intellectuels, des travailleurs. Elle exige du gouvernement des réformes radicales, l'instauration de droits civiques réels, et condamne la « persistance de la répression ».

On va tenter alors de disqualifier les Commissions ouvrières. Le journal Arriba — organe du Mouvement — accuse l'un des dirigeants, Marcelino Camacho, d'être en rapport avec les syndicats soviétiques. Mais les Commissions ne se laissent pas intimider. Le 7 août, elles publient les conclusions de leur assemblée nationale (illégale elle aussi) tenue deux mois plus tôt dans la capitale espagnole.

Elles se définissent comme un « mouvement ouvrier unitaire, démocratique, indépendant » et comme un « mouvement de revendication ». Passant outre un arrêt rendu quelques mois plus tôt par la Cour suprême déclarant les Commissions illégales, elles affirment leur volonté d'« agir ouvertement » et leur refus d'« entrer dans la clandestinité ».

Les oppositions s'organisent donc et elles commencent à établir des programmes. Ces faits nouveaux sont intolérables pour le régime. Le 17 novembre, à la séance d'ouverture des Cortes, Franco s'en prend violemment à l'« opposition institutionnalisée », à l'« opposition déloyale », et affirme qu'il est déterminé à ne pas tolérer « ceux qui cherchent à faire de la subversion sociale une plate-forme pour atteindre leurs ambitions de pouvoir politique ».

Malaise dans la hiérarchie

Cette prise de position du chef de l'État va justifier les répressions qui se sont abattues sur le pays dès les premières manifestations de la rentrée et durant toute l'année. Les victimes en seront les travailleurs appartenant aux Commissions ouvrières, les étudiants des syndicats libres (illégaux), mais encore beaucoup d'intellectuels et de prêtres.

Dans la haute aristocratie même, le comte de Motrico, ancien ambassadeur à Paris et collaborateur de Don Juan, est inquiété pour avoir accueilli chez lui des réunions de membres des Commissions ouvrières.

Quant aux ecclésiastiques, on remarque un malaise croissant entre la hiérarchie et les prêtres engagés dans l'action ouvrière. Face aux prélats chargés d'honneurs et de responsabilités politiques, s'opposent de plus en plus de jeunes ecclésiastiques, membres des Commissions ouvrières. Ils sont arrêtés et condamnés sans ménagement. À tel point qu'après l'arrestation à Barcelone du curé de San Lorenzo et de ses coadjuteurs, à la fin de 1967, le R. P. Monserrat y Torrents affirme, dans un sermon dominical : « Actuellement, il y a davantage de prêtres inculpés en Espagne que dans les pays communistes de l'Est. »