Il est vrai que le régime avait mobilisé toute sa police et que l'on avait pris la précaution d'arrêter préventivement une centaine de leaders des Commissions.

Mais le régime, sous un optimisme de façade, ne se fait guère d'illusions sur cette facile victoire. Après toute une année de revendications sociales et de luttes universitaires, la situation n'a jamais été aussi difficile et jamais les cassures n'ont été aussi évidentes à tous les niveaux de la société. La classe ouvrière, l'université, mais encore la bourgeoisie et l'armée et jusqu'à l'Église sont de plus en plus divisées idéologiquement. Dans les hautes sphères même du régime on discerne des scissions dangereuses.

Le scénario n'est pas réalisé

La politique de bascule qui a caractérisé durant vingt-neuf ans l'art de gouverner du Caudillo a marqué au cours des derniers mois un désordre inhabituel.

Pour la première fois depuis la guerre civile, on a très sérieusement cru, cette année, à un coup d'État militaire. À l'origine, les troubles au Pays basque pour l'Aberri Eguna (Jour de la Patrie basque), le 14 avril, qui coïncidait avec la fête de Pâques, et à l'occasion de laquelle le mouvement nationaliste Euzkadi ta Azkatajuna (Biscaye et Liberté) avait lancé des mots d'ordre de manifestations dans le nord-est de l'Espagne.

Pour prévenir ces manifestations, les généraux, indiquait-on, devaient prendre le pouvoir, et, afin de rassurer le pays (et surtout le reste de l'armée), ramener du Portugal Don Juan, comte de Barcelone, père du prince Juan Carlos, le prétendant favori du vieil homme du Prado.

Le scénario ne s'est pas réalisé. Dans Saint-Sébastien assiégé par l'armée, on n'a guère arrêté qu'une trentaine de personnes, dont quatre prêtres. Néanmoins, ces rumeurs révèlent, entre autres, deux faits : la cassure chez les militaires entre cadres supérieurs et capitaines nassériens, et, surtout, la nouveauté que constitue la rentrée politique du fils d'Alphonse XIII, Don Juan, comte de Barcelone. Son bref séjour à Madrid en février 1968, lors du baptême de son petit-fils, l'infant Don Philippe, a été l'occasion de manifestations d'allégeance à la monarchie de la part de nombreux militaires de haut grade.

Le limogeage de Muñoz Grandes

Le comte de Barcelone passe pour être libéral ; il inquiète les éléments durs de la vieille Phalange, partisans d'une régence, comme le révèle une enquête effectuée au mois de mars par l'hebdomadaire S. P. La question de la succession se pose donc avec une acuité plus grande. En revanche, le chef de l'État, qui a soixante-seize ans, paraît toujours aussi peu pressé de désigner son successeur. On dirait même qu'il prend plaisir à brouiller les cartes. Le limogeage du 28 juillet 1967 le montre ; celui qu'on croyait son dauphin, le général Muñoz Grandes, est démis de son poste de vice-président du Conseil.

Cette décision concernant un ami de Solis Ruiz, ministre du Mouvement, au sommet de sa puissance, a décontenancé les observateurs. La nomination de l'amiral Carrero Blanco, le 21 septembre, à la vice-présidence n'éclaire pas davantage sur les intentions précises du Caudillo.

Les licenciements

Le peuple espagnol semble de moins en moins s'accommoder des ambiguïtés d'un système vieillissant, alors que se précise la menace d'une grave crise économique.

En 1968, la peseta fête son centième anniversaire. C'est, en effet, le ministre des Finances de la 1re République espagnole, Laureano Figuerola, qui instituait, en 1868, la peseta comme unité monétaire.

L'anniversaire risque d'être quelque peu terni par la dévaluation du 19 novembre 1967. Mesure incompréhensible pour beaucoup, alors que la propagande gouvernementale évoque complaisamment, à la fin du premier plan quadriennal, le « miracle espagnol ». Pourtant, les signes de récession apparaissent : baisses des commandes sur les carnets des entreprises et licenciements (il y a déjà plus de 700 000 chômeurs pour une population active de 12 millions). Au cours de l'année 1967, le coût de la vie a augmenté de 6,4 % ; dans les zones sous-développées, le revenu annuel par tête d'habitant ne dépasse pas 1 500 F. On peut parler également d'un effondrement du commerce extérieur ; les réserves d'or et de devises baissent dangereusement.