Tandis que l'on panse des masses de blessés dans la plupart des hôpitaux parisiens, que les notables du pays, angoissés, hésitent sur l'attitude à prendre, Christian Fouchet, ministre de l'Intérieur, accuse : « La pègre, véritablement enragée, sort des bas-fonds, dissimulée derrière les étudiants. Les anarchistes, organisés, mènent la guerre des rues. Je demande à Paris de les vomir... »

Samedi 25 mai
Dimanche 26 mai

Paris n'écoute personne quand sonne l'heure du sacro-saint week-end. En dépit des restrictions d'essence, des files de voitures se pressent sur l'autoroute de l'Ouest dès le samedi.

Un marché noir du carburant existe déjà dans la capitale : 3 F le litre. De toute manière, ce n'est pas la télévision qui retiendrait les Parisiens chez eux : l'ORTF entre à son tour dans la grève et ne diffuse plus qu'un bulletin à 20 heures.

Le monde du travail suit avec attention la réunion préparatoire qui a commencé à 15 heures, rue de Grenelle, au ministère des Affaires sociales : Georges Pompidou reçoit les patrons, les cadres, les petites et moyennes entreprises, toutes les centrales ouvrières. Les négociations sont enfin ouvertes. Elles vont durer jusqu'au lundi matin 7 h 15.

Au fil de ce marathon, les barbes poussent, les traits s'altèrent, la fatigue pèse. L'accord se fait pourtant : « Un succès », commentent les syndicats, unanimes.

Lundi 27 mai

Lorsque Benoît Frachon et Georges Séguy portent ce gâteau chez Renault, lundi matin, la base hue : « Pas assez ! » Citroën à Paris, Berliet à Vénissieux, Sud-Aviation à Marignane et à Nantes, Rhodiaceta à Vaise, boudent de même ces accords de Grenelle. Alors ce sont les syndicats qui se divisent. FO et CFTC proposent des accommodements à leurs adhérents. La CGT conseille le sang-froid, ce qui lui permettra de manœuvrer. La CFDT, elle, suit la masse, se fige dans la dureté : « beaucoup plus, sinon la guerre ». Chacun sent cette journée chargée d'orages.

À l'appel de l'UNEF, à 17 heures, 30 000 étudiants et jeunes ouvriers mêlés se rendent des Gobelins au stade Charléty, avec la participation du PSU et de nombreux membres de la CFDT. Une grande vedette se montre, Pierre Mendès France, mais il ne dira rien. Un orateur, André Barjonet, clame que la révolution est possible... Des filles en jeans brandissent des drapeaux rouges et noirs... C'est la fête, le grand cri de la révolte étudiante.

La CGT, de son côté, a organisé douze rassemblements simultanés dans Paris, et des réunions dans toutes les usines. Besançon, Nantes, Angers, Brest, Quimper manifestent ; 50 000 Toulousains s'entassent place Jeanne-d'Arc. Partout la même consigne : « Non à l'aventure ! »

Mardi 28 mai

Le Premier ministre se garde bien d'intervenir. Le front uni des syndicats — qui pourrit si vite à présent — l'a contraint à beaucoup lâcher, deux jours plus tôt. Qu'ils se débrouillent. De plus, d'autres tâches l'attendent. Georges Pompidou rend effective la démission d'Alain Peyrefitte, son ministre de l'Éducation nationale. Ce dernier, un brillant normalien, qui passait pour un espoir du régime, avait envoyé sa lettre lors du retour du Premier ministre d'Afghanistan. Pour des commodités d'État, G. Pompidou lui a infligé jusqu'au bout le calice de l'échec.

Pas de compassion ; A. Peyrefitte disparaît dans l'indifférence. D'ailleurs, comment cette nouvelle rivaliserait-elle avec la sensation qui éclate à 21 h 30 au Quartier latin ? Daniel Cohn-Bendit, l'interdit de séjour, est à Paris. Il s'affiche à la Sorbonne, en chandail bleu et pantalon noir ; cheveux noirs aussi, teints à la hâte.

Mercredi 29 mai

La France n'est sans doute plus le pays de la douceur de vivre depuis vingt-sept jours. À Paris, mourir pose aussi des problèmes. On n'enterre plus. Les fossoyeurs, en grève, empêchent les soldats de les remplacer. Alors, on entasse les cercueils dans les dépositoires. En cette période fertile en coups de théâtre, un événement va éclipser, de fait, tous les précédents.

Chaque mercredi réunit d'habitude les ministres à l'Élysée. Dès 10 heures, les huissiers alertent les arrivants : « Pas de conseil ! Le Président s'en va. » Le pays va connaître, dès lors, des heures folles. À 11 h 30, deux DS quittent l'Élysée par la grille du Coq. Peu après, deux Alouettes s'envolent de l'héliport d'Issy-les-Moulineaux. Dans la première, 250 kg de bagages. Le général de Gaulle et son épouse ont emprunté la seconde. Le premier hélicoptère arrivera à Colombey vers 13 h 30. Le deuxième a disparu. Les rumeurs s'enflent, alimentées par une révélation supplémentaire : la Caravelle présidentielle a quitté Orly, pour une destination inconnue elle aussi.