Au cours des plaidoiries, les avocats de tous les accusés demandèrent l'acquittement. Ils furent largement suivis. Ahmed Dlimi, El Mahi, Voitot, Marcel Leroy-Finville et Philippe Bernier obtinrent effectivement cet acquittement. Lopez et Souchon furent condamnés l'un à huit ans, l'autre à six ans de réclusion criminelle. Pour ces deux-là, les jurés n'avaient retenu qu'un seul chef d'accusation, l'arrestation illégale, qui ressortait d'ailleurs de leurs aveux.

« N'avouez jamais ! » Plus que jamais, il est apparu que le conseil avait du bon. Mais, en même temps, ce résultat laissait pendante la question qui était à la base de toute l'affaire : « Qu'est donc devenu Ben Barka ? Qu'ont fait de lui ceux à qui il a été remis dans une villa de la région parisienne et qui — bien que cela ne fut pas dit explicitement dans le procès — l'ont probablement assassiné ? »

Si les obscurités et les mille méandres du dossier (sans compter la fatigue d'un mois et demi d'audiences) avaient contribué à dérouter les jurés (et entraîné leur verdict), les magistrats professionnels, pour leur part, n'étaient pas dupes. Ils le prouvèrent à leur façon. Ils étaient seuls à délibérer pour fixer le sort des accusés jugés par contumace. Ils condamnèrent sans hésitation à la peine maximale — c'est-à-dire à la réclusion criminelle à perpétuité — le général Oufkir, le mystérieux policier Chtouki, et les truands, en fuite, Boucheseiche, Palisse, Dubail et Le Ny...

Au Maroc, on ne s'embarrassa pas trop de cet arrêt des juges qui contredisait le verdict des jurés. On ne retint que l'acquittement de Dlimi (promu lieutenant-colonel entre-temps). Son retour fut salué triomphalement. Les relations franco-marocaines étaient sauvées...

La diabolique famille Letondeur n'admettait pas le principe de la longue maladie

« J'ai tué ma grand-mère », allait répétant François Letondeur, âgé de dix-neuf ans. « Il se vante », pensaient les habitants du village de la Vieux-Rue, près de Rouen, quand ils recueillaient ce genre de confidences du garçon après boire. Pourtant, au début de septembre, François Letondeur fit la même déclaration aux gendarmes : il avait étouffé l'aïeule, sur les conseils de sa sœur aînée qui, chargée de veiller sur cette femme paralytique, trouvait le temps long, car elle était impatiente de se marier. Cette fois, cela fut consigné dans un procès-verbal, et les gendarmes (quand même) vérifièrent.

Ils ne tarderont pas à s'apercevoir que François Letondeur avait dit vrai, mais qu'il n'avait pas dit toute la vérité. Il n'y avait pas que sa sœur Jeanine pour l'avoir conseillé, mais aussi le fiancé de celle-ci, devenu entre-temps son mari, sa maman et les trois petits frères. À la veillée, tout le monde discutait sur le moyen le plus rapide et le plus efficace de se débarrasser de cette grand-mère qui était décidément jugée très encombrante. Chez les Letondeur, cela remplaçait la télévision.

Du coup, les gendarmes se préoccupèrent des autres ancêtres, enterrés parmi les pleurs et les fleurs, et avec la bénédiction des médecins légistes qui n'y avaient vu que du feu. Ils découvrirent qu'en décembre 1959, la grand-mère maternelle (paralytique elle aussi) avait tout simplement été empoisonnée. Maman Letondeur, déjà, avait suggéré à sa fille Jacqueline de couper le potage de l'infirme avec de la mort-aux-rats.

Cela fit beaucoup de gens dans le box des accusés quand le procès s'engagea à Rouen devant les assises de la Seine-Maritime, en février 1967. Seul le chef de famille, Eugène Letondeur, se trouvait hors de cause. On peut même se demander quel aurait été son sort si sa convalescence, après un accident de voiture, s'était prolongée un peu trop.

Les jurés se montrèrent sévères. Ils condamnèrent Julienne Letondeur, la mère, l'« âme de toute l'affaire », ainsi que son fils François à la réclusion criminelle à perpétuité. Jeanine et son mari furent frappés, respectivement, de peines de vingt et dix ans. Les autres, sauf un des frères qui fut acquitté, se virent infliger des peines assorties de sursis.