Lettres

Roman

« L'Âge ingrat du roman », dit le titre d'un essai récent d'un critique et romancier suisse, Jean-Pierre Monnier. On ne sait si l'image est tout à fait exacte, parce que le roman nous semble avoir déjà une belle maturité derrière lui, mais l'épithète traduit assez bien l'impression générale que nous ressentons en essayant de prendre une vue panoramique de l'évolution du genre romanesque pendant une courte période encore trop rapprochée de nous.

Une certaine inquiétude

Certes, on publie toujours dans l'année quelques centaines de romans, et les éditeurs reçoivent toujours quelques milliers de manuscrits, mais le cœur n'y est peut-être plus tout à fait de la même manière. L'important mouvement d'autocritique de la littérature narrative que l'on appelle le nouveau roman depuis une quinzaine d'années n'a guère réussi à imposer ses hommes et ses techniques au public, malgré un extraordinaire génie publicitaire, mais il a semé une certaine inquiétude et hâté le vieillissement de certaines formes et de certains écrivains.

Le roman classique a derrière lui une masse énorme de lecteurs ; il en est sûr, l'immense clientèle du livre de poche et des collections où l'on réimprime les œuvres complètes de Balzac ou de Zola confirment que ce roman correspond bien à un certain âge du lecteur et de sa sensibilité. Mais sans nous perdre dans des considérations historiques qui n'ont pas de place en quelques pages, nous savons bien que le roman a connu déjà des crises, que le roman du xviie siècle n'est pas celui du xviiie, ni en France ni en Angleterre, et encore moins celui du xixe.

Un nouvel homme

À chaque époque, la manière de raconter une histoire fictive pour le plaisir et l'instruction du lecteur doit se transformer en fonction des conditions nouvelles de la vie et de la pensée.

Aujourd'hui, des transformations que nous ne pouvons pas encore mesurer, mais qui seront sans doute considérables, sont en cours. Le lecteur cultivé sait que ce n'est pas par le roman, mais par l'essai et la littérature d'idées qu'il peut tenter de suivre le mouvement, et les grandes querelles de l'année ont porté sur des essais comme ceux du Dr Lacan, de Michel Foucault, de Lévi-Strauss, d'Althuser, sur la linguistique ou le structuralisme. L'homme est en train d'essayer d'accoucher d'un nouvel homme, ou peut-être de se suicider.

Le roman, faute aussi de génies créateurs dans la pleine force de l'âge, ne peut que faire figure de parent pauvre, qui ne sera peut-être même pas invité au baptême, pendant cette longue grossesse. Il survit, il vit et il se cherche à la fois, ce qui explique l'impression un peu confuse que nous avons parfois en essayant de faire le point. C'est beaucoup plus qu'une question de mode, une question de mue de notre civilisation ou, du moins, de notre humanisme.

Romanciers classiques

Impression accentuée peut-être par le silence relatif des maîtres de la période précédente, Malraux, Mauriac, mais aussi Sartre, Genet, tous romanciers désabusés, semble-t-il, et par le silence relatif de la dernière génération ; un Le Clézio tous les trois ou quatre ans ne fait pas le printemps...

Du côté du sénat, qui est académique, mais déborde l'Académie, nous pouvons retenir d'abord cette année la Forêt perdue de Maurice Genevoix, les Cavaliers de Joseph Kessel, et la Malandre, troisième volume des Eygletière, d'Henri Troyat.

La tête épique

Romancier classique, certes, Maurice Genevoix est trop intelligent et trop sensible pour ne pas sentir le besoin d'un changement du vieux moule narratif, mais, au lieu de chercher du côté des techniques savantes, il semble vouloir s'inspirer plutôt de la tradition populaire. Il parle, il conte son roman, qui est celui d'une forêt, et d'une forêt du grand âge forestier de la France, et il en profite pour renouer, par-dessus les siècles, avec la parole narrative à l'état naissant. C'est un beau livre de vie.

Et on pourrait dire des choses semblables du roman de Joseph Kessel, qui, lui aussi, lassé peut-être de voir chercher tant de poux sur la tête des romanciers, préfère la tête épique. Roman, presque au sens du xiiie ou du xive siècle, des cavaliers de l'Afghanistan (et non sans quelques longueurs aussi pour le lecteur d'aujourd'hui), avec un grand jeu national, comme un tournoi, et l'odyssée d'un grand joueur, roman de plein air, de violence, et aussi de générosité, parce que la vie, pour Joseph Kessel, donne et enseigne à donner.