Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
O

O’Neill (Eugene Gladstone) (suite)

Pendant ces années 1920-1924, O’Neill subit l’influence de Strindberg, dans Welded par exemple, drame d’un couple qui se déchire sans pouvoir se séparer (1924). Desire under the Elms, créé à l’automne de 1924, atteint une authenticité puritaine. Ephraim a épousé en secondes noces la jeune Abbie, qui tombe amoureuse d’Eben, son beau-fils, et tue son fils. Il y a du Phèdre et de l’Œdipe dans cette tragédie de l’inceste adultérin qui oppose le puritanisme à l’instinct et donne aux mythes un nouveau sens freudien. La violence du sujet fit interdire la pièce dans plusieurs États. O’Neill, qui devait revenir à l’adaptation des thèmes antiques, y renonce provisoirement pour retrouver l’inspiration expressionniste. Mais il refuse le terme et nie l’influence allemande : « C’est seulement, écrit-il, au moyen d’un super-naturalisme qu’on peut exprimer au théâtre ce que nous savons intuitivement de cette obsession mortelle qui est pour les modernes le prix de la vie. Le vieux réalisme ne convient plus. » Malgré le sujet — le mariage d’un Noir et d’une Blanche —, All God’s Chillun Got Wings (1924) appartient à cette phase expressionniste, comme The Great God Brown (1926), qui est une pièce plus originale par son utilisation du masque. Un artiste, Dion Anthony, est acculé à la mort par une société matérialiste. Son employeur, pendant les deux derniers actes, porte le masque et l’identité de l’artiste, et il est accusé de meurtre. Le masque unique incarne la personnalité divisée de l’homme moderne. Malgré une confusion des identités (Anthony étant Dionysos et saint Antoine, Cybel l’Alma Mater et l’Éternelle Prostituée, et Margaret la Marguerite de Faust), The Great God Brown est la pièce préférée d’O’Neill. Car le masque est pour lui « le moyen de manifester les profonds conflits intérieurs que la psychologie a révélés ». Marco Millions (1927) traite le thème de l’opposition du matérialisme occidental, incarné par Marco Polo, et de la spiritualité orientale.

Lazarus Laughed (1927) marque un tournant « wagnérien » dans l’œuvre d’O’Neill. Il y emploie masques, chœurs, ballets, une énorme distribution, une opulence de décors et de costumes. En raison du coût, la pièce n’a pu être jouée. Mais O’Neill rêvait d’en faire un opéra avec Chaliapine dans le rôle de Lazare ressuscité prêchant à Rome et à Athènes un évangile de joie dionysiaque. Dynamo (1929) traite aussi ce problème de la foi, une dynamo remplaçant la foi traditionnelle. L’échec de la pièce interrompit la trilogie sur « la mort du vieux dieu et l’incapacité de la science à lui donner un successeur ».

En 1928, O’Neill abandonne le théâtre métaphysique pour revenir au néo-réalisme avec une sorte de « moralité », Strange Interlude, énorme pièce en neuf actes, dont la représentation dure près de dix heures. L’effet principal est l’emploi du monologue intérieur en aparté, qui permet aux personnages d’exprimer leurs pensées normalement refoulées. Par certains aspects, la pièce rappelle l’Ulysse de Joyce. L’héroïne, Nina Leeds, qu’aucun homme ne peut satisfaire, prend peu à peu une allure archétypale d’« éternel féminin ». Le succès de la pièce, l’une des plus riches et des plus contestées, contribua à ramener O’Neill au réalisme symbolique de ses débuts.

Mourning becomes Electra (Le deuil sied à Électre, 1931), la pièce la plus connue d’O’Neill, trilogie en treize actes, reprend la légende d’Oreste, dans le cadre de la Nouvelle-Angleterre, de façon assez giralducienne. À son retour de la guerre de Sécession (Troie), le général Ezra Mannon (Agamemnon) découvre l’infidélité de sa femme, Christine (Clytemnestre), qui l’empoisonne. Ses enfants, Lavinia (Electra) et Orin (Oreste) le vengent en tuant l’amant, Brant (Egisthe). Leur mère se suicide. Fou de douleur, Orin se suicide, tandis qu’Electra s’enferme dans la maison hantée. O’Neill ne transpose pas seulement le drame grec ; il donne au sens du destin une résonance freudienne, liée au puritanisme yankee. C’est peut-être la plus riche pièce d’O’Neill, malgré un style volontairement prosaïque : « Je ne crois pas, explique O’Neill, qu’un grand style soit possible pour quiconque vit dans le rythme discordant, haché d’aujourd’hui. Le mieux qu’on puisse faire est d’être pathétiquement éloquent dans l’inarticulé. »

Après Electra, O’Neill entre dans une période de crise, compliquée par la maladie, la crise économique, puis la guerre. Il envisage un cycle historique sur l’essor et la chute d’une famille anglo-irlandaise, dont seuls subsistent Days without End (1934), A Touch of the Poet et Ah, Wilderness ! (1933), sa seule comédie. Avec la guerre, il écrit des pièces autobiographiques. The Iceman Cometh (1946) évoque, à la manière du Gorki des Bas-Fonds, les taudis de sa jeunesse, le livreur de glace figurant la Mort. C’est la dernière pièce jouée du vivant d’O’Neill. Paralysé, révolté par le mariage de sa fille Oona avec Charlie Chaplin, blessé par le suicide de son fils aîné, O’Neill meurt à Boston en 1953. Trois ans plus tard est joué Long Day’s Journey into Night, drame naturaliste autobiographique sur les conflits de sa famille. Au contraire des autres pièces, on devine la possibilité, dans ce « voyage au bout de la nuit », d’une illumination.

Dramaturge massif, lourd, verbeux, un peu naïf, O’Neill a un grand sens de la scène. À la lecture, son œuvre déçoit. Son goût du théâtral l’a parfois égaré. Mais son importance historique est évidente, même si l’œuvre a vieilli. Tennessee Williams* et Arthur Miller* doivent beaucoup à O’Neill. Même si la vision tragique est meilleure que le style, même si cette œuvre trop autobiographique aligne ses pièces comme les vagues successives d’une quête personnelle, il y a de la grandeur dans son mélange de symbolisme et de réalisme. Ce colosse a pratiqué le théâtre en évangéliste, convaincu que « la tragédie est une expérience religieuse qui se transmet par la communion de l’émotion ». Il a tenté de créer une « mythologie collective » à la Brecht. Sur ce point, il a peut-être échoué. Mais il a révélé et imposé le théâtre américain au monde.

J. C.

 B. H. Clark, Eugene O’Neill (New York, 1925 ; nouv. éd., 1947). / E. A. Engel, The Haunted Heroes of Eugene O’Neill (Cambridge, Mass., 1953). / A. et B. Gelb, O’Neill (New York, 1962). / J. Gassner, Eugene O’Neill (Minneapolis, 1965). / F. Du Chaxel, O’Neill (Seghers, 1971).