Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

Nietzsche (Friedrich Wilhelm) (suite)

Après la publication en 1873 et 1875 des trois premières Considérations inactuelles (Unzeitgemässe Betrachtungen), Nietzsche est désormais voué à la solitude : le séjour à Sorrente de novembre 1876 à mai 1877, ménagé par Malvida von Meysenbug (1816-1903), ne le réconcilie pas avec Wagner, déjà surpris par le texte des Considérations inactuelles, qui voulait être un panégyrique « Richard Wagner à Bayreuth ».

Nietzsche souffre déjà de violentes migraines et de troubles de la vue. De retour à Bâle, où ses cours sont désertés, il écrit Humain trop humain (Menschliches, Allzumenschliches, 1878). L’année 1879, qui suit une démission acceptée sans difficulté, est aussi pénible. Nietzsche ne s’en remet pas moins à écrire : ce sont les aphorismes des Sentences et maximes et du Voyageur et son ombre (Der Wanderer und sein Schatten). Après un séjour réconfortant avec son ami Peter Gast (1854-1918) à Venise, Nietzsche va concrétiser définitivement à Gênes le grand projet qu’il porte en lui. C’est au bord des lacs de Sils-Maria qu’il va entendre le message de Zarathushtra, qui s’annonce déjà dans Aurore (Morgenröte, 1881) et le Gai Savoir (Die fröhliche Wissenschaft, 1881-1887).

La réalisation de ce grand projet est précédée d’une grande souffrance : l’amie dévouée Malvida von Meysenbug prépare à Rome en 1882 une rencontre entre Lou Andreas-Salomé et Nietzsche, toujours plus solitaire, qui découvre dans cette jeune fille à l’intelligence très vive beaucoup plus qu’un disciple enthousiaste. Mais Lou Andreas-Salomé, sans doute effrayée par les aspects multiples et contradictoires de la personnalité de Nietzsche, rompra. Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra) est écrit sous le coup d’une inspiration sublime. Nice a maintenant remplacé Gênes.

Toujours plus soumis aux tensions de la maladie, Nietzsche écrit Généalogie de la morale (Zur Genealogie der Moral, 1887), le Crépuscule des faux dieux (Götzendämmerung, 1888), Nietzsche contre Wagner (Nietzsche contra Wagner, 1889) et l’Antéchrist (Der Antichrist, publié en 1895). Le dernier épisode se joue à Turin : des signes évidents de folie apparaissent durant l’hiver 1888-89, et, après d’incompréhensibles messages aux « anciens amis », c’est la catastrophe finale. F. Overbeck, accouru de Sicile, conduit Nietzsche dans une maison de santé en Allemagne : le diagnostic est sans espoir. Nietzsche meurt le 25 août 1900.


La pensée

En s’attaquant à l’idéalisme, Nietzsche ne vise nullement une école philosophique particulière, mais la catégorie même de l’idéal. La métaphysique confond l’être avec l’idéal défini comme l’antithèse de l’immanence sensible. Discréditant la réalité sensible qui n’est plus qu’une apparence, elle construit un monde suprasensible cristallisant tous les préjugés moraux.

Dénués de tout « sens historique », les philosophes réduisent la réalité humaine à une formule vide. Impuissant devant la réalité effective, le métaphysicien se réfugie dans un arrière-monde suprasensible. La croyance fondamentale des métaphysiciens devient la croyance à l’antinomie des valeurs : les valeurs supérieures ne sauraient procéder des valeurs inférieures et possèdent une autre origine que le monde sensible, qu’il faut rechercher dans l’« impérissable », dans un « Dieu caché », dans la « chose-en-soi ». Aucun philosophe n’a jamais réellement mis en doute ce postulat, car il est la conséquence directe du fondement de la pensée métaphysique, à savoir la détermination de l’essence de la vérité.

L’idéal étant l’antithèse de la réalité effective, l’idéalisme s’accompagne du dualisme qui privilégie le monde intelligible. Une genèse remontant de l’inférieur au supérieur est impossible puisque cette dualité repose sur la contradiction initiale de l’idéal et de la réalité.

La vérité est alors définie comme l’adéquation du réel et de la pensée fondée sur l’accord a priori de l’être et des aspirations morales de l’homme. Posant le bien comme l’essence de l’être, la pensée métaphysique témoigne de son mépris du devenir, source de l’erreur et du mal.

Si Nietzsche désigne la métaphysique comme la rencontre du dualisme et de l’idéalisme, c’est qu’il ne considère pas son développement comme autonome. Derrière toute argumentation logique agissent des évaluations, des exigences physiologiques imposées par la nécessité de conserver un certain mode de vie. La pensée consciente d’un philosophe est guidée par ses instincts qui lui imposent une orientation.

Les choses existantes ne sont que des phénomènes dont le sens ne peut être compris qu’à la lumière d’une philologie correcte. Les phénomènes sont des symptômes qui indiquent la présence d’une force et la phénoménologie est une sémiologie. L’origine est immanente au réel et découpe la réalité selon des champs définis.

Tout individu vivant est apte à se donner une « table des valeurs » qui manifeste ses exigences vitales. La morale se confond avec l’« activité sélective » accomplie par chaque organisme pour dominer son milieu. Cette activité de sélection, transposée dans notre « raison », se transforme en une hiérarchisation conceptuelle des valeurs. En ce sens, les catégories métaphysiques sont des valeurs qui inscrivent l’être dans un schéma favorable à la conservation d’un certain type de vivant, « d’une espèce pauvre, à demi ou totalement ratée », de l’homme faible. Sous l’universalisme de la morale métaphysique, une volonté de vengeance est à l’œuvre. Au contraire de l’homme fort, qui tient spontanément ses évaluations pour bonnes, l’homme faible, essentiellement réactif, s’efforce de les justifier en référence à une quelconque extériorité. Cet autre subit également les assauts du ressentiment : il est « artificialisé ». L’homme faible « transforme » le non-moi (l’ennemi méchant, c’est-à-dire l’homme fort) de façon à se définir par antithèse (« puisque l’ennemi est méchant, je suis l’homme bon », déclare le faible). La réaction entraîne ainsi une restructuration phantasmatique de l’extériorité.

Par la volonté de vengeance, le moi malade recouvre une unité, une consistance : il détourne de lui-même son mépris et le dirige contre l’autre, le fort.