Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

Nerval (Gérard de) (suite)

Après un semblant de guérison (mais Nerval avoua plus tard à Georges Bell qu’il avait eu une rechute à Beyrouth, en 1843, et en 1849 il a dû se soigner), il vécut constamment à partir de 1851 sous la menace d’une nouvelle crise et fut interné des mois durant tantôt à la clinique du docteur Blanche à Passy, tantôt à la maison de santé municipale (du docteur Paul Dubois). Des crises graves sont contemporaines ou voisines de la naissance des œuvres majeures ; c’est, en particulier, le cas pour Sylvie (1853). Dans les derniers mois de son existence, Nerval semble avoir fréquenté habituellement les bas-fonds de Paris. Les Nuits d’octobre, où transparaît l’influence de Restif de La Bretonne et de Sébastien Mercier, nous apportent un reflet de cette expérience. Le mystère de la mort de Gérard ne sera sans doute jamais entièrement élucidé. Le suicide semble d’autant plus probable que le poète, se livrant à des spéculations sur les dates, a plusieurs fois calculé la date approximative de sa mort, et qu’il avait, dans les jours précédant celle-ci, rendu visite à de nombreux amis, pour leur dire adieu. Cette disparition, qui couronne sa vie d’une auréole de martyr, a longtemps faussé l’interprétation de l’œuvre.

Nerval reste difficile à connaître en raison des multiples masques, les uns souriants, les autres inquiétants, qu’il a portés. C’était un tendre et un délicat qui, souvent, cachait sa souffrance sous le voile de l’humour. Il a ainsi contribué lui-même à créer la légende du « fol délicieux » dont sa mémoire fut longtemps victime et qui fut entretenue par tous ceux qui, consciemment ou non, visaient à diminuer la portée de son message.


Le narrateur est imaginaire

Toute une partie de l’œuvre de Nerval préfigure celle de Marcel Proust et forme comme les débris de ce qui, un moment, dans l’esprit de l’auteur, dut être envisagé comme formant une vaste autobiographie imaginaire. C’est à propos de Restif de La Bretonne que Gérard a donné la définition de ce qu’il nomme son « réalisme » : « Lorsqu’il manquait de sujets, ou qu’il se trouvait embarrassé par quelque épisode, il se créait à lui-même une aventure romanesque, dont les diverses péripéties, amenées par les circonstances, lui fournissaient ensuite des ressorts plus ou moins heureux. On ne peut pousser plus loin le réalisme littéraire. » On voit donc qu’il s’agit d’un art de la transposition ou plutôt, suivant la formule énoncée dans Sylvie, de la recomposition. Mais n’est-ce pas le cas de tout art digne de ce nom ?

L’autobiographie romancée de Nerval vise à saisir de multiples aspects du moi nervalien et fait appel aux ressources du rêve et de la rêverie, comme aussi aux interférences du vécu, des réminiscences livresques et de l’imaginaire. Cela aboutit à la création d’un réseau très complexe de thèmes et de mythes.

Au cycle ainsi défini, on peut rattacher les fragments des Mémoires d’un Parisien (1838-1841), les Nuits d’octobre (1852), Petits Châteaux de Bohême (1853), Promenades et souvenirs (1854-55), la plus grande partie des Filles du feu (1854), la Pandora (1854), Aurélia (1855). La confrontation de ces textes divers est passionnante et instructive, parce qu’elle permet de voir, dans un cas privilégié, comment fonctionne l’imagination mythifiante, comment le mythe se constitue à partir des réalités objectives.

Gérard, dans une première période, utilise à des fins personnelles des mythes préexistants, pour aboutir à la constitution d’une véritable « mythologie personnelle ». Une étude comme celle de Kurt Schärer, Thématique de Nerval (1968), qui s’inscrit dans le prolongement des travaux de G. Poulet (« Sylvie ou la pensée de Nerval », recueilli dans Trois Essais de mythologie romantique, 1966), confirme l’importance dans cette œuvre de tout ce qui a trait à la temporalité et à la superposition de moments différents. À cet égard, la structure de Sylvie (1853) est très révélatrice : les époques de l’existence du narrateur s’y superposent en un subtil alliage de la réminiscence, de la rêverie et de la réalité actuelle ; en outre, la première moitié de la nouvelle se déroule la nuit, la seconde le jour.

Aurélia, accidentellement divisée en deux parties pour les besoins de la publication dans la Revue de Paris et dont la seconde moitié parut aussitôt après la mort de Gérard, est une œuvre d’art extrêmement élaborée. Le poète semble bien en avoir écrit une première version après la crise de 1841. Ainsi cette œuvre, plusieurs fois reprise, représenterait vraiment la somme de l’expérience de Nerval. Dans ces pages, décrivant cette « seconde vie » qu’est le rêve, accordant même degré de réalité aux faits oniriques qu’aux événements de la vie ordinaire, Gérard a élargi de manière décisive le domaine de la littérature. En France, avant lui, Louis Sébastien Mercier (Mon bonnet de nuit), Restif de La Bretonne (les Posthumes), Jacques Cazotte, Charles Nodier avaient vu ce que l’homme éveillé peut apprendre de l’homme endormi, mais il fallut sans doute la médiation de Klopstock, de E. T. A. Hoffmann et de J. P. Richter pour que Gérard s’avisât de l’existence de maîtres français de la littérature onirique. Si la parenté d’esprit avec le Märchen de Goethe et le Novalis de Heinrich von Ofterdingen est indéniable, une influence directe demeure difficile à établir. En revanche, on peut vérifier que Victor Hugo a paraphrasé le début d’Aurélia dans les Travailleurs de la mer.

La Pandora, étrange récit, qui commence par un épisode des « Amours de Vienne » et se poursuit par des récits de cauchemars, date de la fin de la vie du poète et est donc contemporaine de la mise au point d’Aurélia. Jean Guillaume en a proposé en 1968 une restitution vraisemblable qui incorpore dans le texte des fragments conservés sur les manuscrits.


Les autres proses

Nerval, comme son ami Baudelaire, n’a jamais pu venir à bout d’un roman. Le Prince des sots, pour lequel il hésita longtemps entre le drame et le roman, est demeuré à l’état d’ébauche. Le Marquis de Fayolle est inachevé ; de Dolbreuse, il ne reste qu’un carnet de notes (publié en 1967). Mais il a écrit quelques contes ; le meilleur est « la Main enchantée », auquel il faut joindre « l’Histoire du calife Hakem » et « l’Histoire de la reine du Matin et de Soliman », qui prirent place dans le Voyage en Orient. Dans cet ouvrage, Nerval a ramassé dix années d’expériences, de lectures et de rêveries. En dépit de la surprenante étendue des emprunts à l’Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians de William Lane, ce livre est profondément original, et typique de la manière de Nerval. Pour s’en assurer, il suffit de le comparer à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem ou bien au Voyage en Orient de Lamartine.

Les Illuminés, en particulier les études sur Jacques Cazotte et sur Quintus Aucler, permettent de mieux connaître l’orientation des curiosités de l’écrivain et ses démarches intellectuelles les plus fréquentes.