Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

négritude (suite)

Mais les phares de l’intelligentsia noire sont assurément les chefs des nouveaux États qui incarnent le mieux leur idéal politique : Kwame Nkrumah*, Sékou Touré*, Patrice Lumumba. Il s’ensuivra un renversement dans le « leadership » du mouvement de la négritude : ce ne sont plus les écrivains qui provoquent la prise de conscience et qui lancent les thèmes d’où émerge l’histoire des peuples noirs ; mais c’est l’histoire à présent qui impose ses soubresauts à la littérature, et très vite d’ailleurs les écrivains sont dépassés par l’accélération de l’histoire ; les indépendances, plus souvent accordées qu’arrachées, se font sans eux, et sans tenir compte de leurs critères, et elles se révéleront très vite limitées, tronquées, contrôlées, déviées. À partir de 1960, les écrivains noirs perdront donc rapidement le rôle de guide qu’ils souhaitaient assumer dans le destin national, à plus forte raison le rôle de prophète : ils ne seront plus que les enregistreurs de l’histoire, au mieux, ses philosophes.

Il faut signaler cependant que le mouvement de la négritude est découvert seulement alors par les étudiants des écoles et universités d’Afrique ; en effet, ce n’est qu’après les indépendances que les livres des écrivains noirs pénètrent librement en Afrique ; ils sont avidement recherchés par cette jeunesse jusqu’ici tenue à l’écart des idées subversives, et conditionnée par une politique de l’éducation visant à l’abandon des « coutumes indigènes ». Pour ces étudiants, la négritude sera « cette opération culturelle par laquelle les intellectuels noirs prennent conscience de la validité et de l’originalité des cultures négro-africaines » (René Depestre), et jusqu’à aujourd’hui on remarquera chez les Africains scolarisés cette étape de « négritude » souvent déclenchée par la lecture des Césaire, Senghor, Damas, Roumain, David Diop, etc.

C’est donc au moment où le mouvement de la négritude perd sa place de premier plan au niveau politique, pour la céder aux très concrètes tractations de la « décolonisation », que, sur le plan culturel, il commence à être connu en Afrique ; cette diffusion à retardement est peut-être un des éléments qui expliquerait l’avortement des révolutions africaines ; cette dyschronie est un indice parmi d’autres de la séparation qui existait entre les intellectuels noirs et les masses africaines ; le mouvement de prise de conscience et de revendication s’était fait à Paris et en milieu universitaire, et n’avait pratiquement pas débordé ce cadre lors des indépendances ; lorsque enfin il pourra franchir les frontières des « colonies », les jeux seront faits, et ni la jeunesse locale ni les masses n’auront plus le loisir désormais de remettre en cause les nouveaux systèmes, si frustrants soient-ils pour les poètes du Quartier latin rêvant d’une « Afrique-paradis-retrouvé ». Si l’on compare cet itinéraire de la négritude avec celui de la prise de conscience analogue qui se fit en Algérie par exemple, on comprend la différence fondamentale entre ces deux démarches : « Il n’y avait pas un combat culturel qui se développait latéralement au combat populaire. [...] Les hommes et les femmes qui se battaient poings nus contre le colonialisme n’étaient pas étrangers à la culture nationale algérienne » (Fanon).

Cependant, la littérature africaine amorçait un tournant nouveau, caractérisé par un afflux de nouveaux auteurs, un renouvellement des sujets et une nouvelle façon de poser les problèmes. La thématique de la négritude servira encore à titre de référence, mais les jeunes écrivains prennent leurs distances et parfois explicitement, et ce, dès 1961. Ainsi, Cheikh Hamidou Kane, dans l’Aventure ambiguë, fait dire à son héros : « Je n’aime pas ce mot, je ne sais toujours ce qu’il recouvre. » Plus précisément, il posera dans son roman les questions du développement technique, de l’affrontement des philosophies et des religions, de la force et du droit, en termes de culture plus que de race ; il propose une stratégie au lieu d’une revendication ; cependant, on peut dire que le roman de Cheikh Hamidou Kane est encore une œuvre de la négritude, par son souci de se définir aux yeux de l’Europe, par l’angoisse et l’ébranlement spirituel de son héros devant les idéologies de l’Occident, et enfin par l’« état de manque » ressenti et exprimé par une société qui doute et défend ses valeurs tout à la fois.

Le roman de Seydou Badian Kouyaté Sous l’orage se situe dans la même perspective pour poser le problème du conflit des générations ; certes, les Blancs n’apparaissent plus en personne, mais les jeunes Africains ont subi la fascination du monde étranger, et leur comportement en est modifié, ils ne peuvent plus comprendre leurs aînés dépositaires des traditions. Le roman de Badian ouvre pourtant la voie de l’avenir : le compromis est possible, il faudra choisir dans chaque civilisation ce qui convient au progrès de la société africaine ; malgré ses faiblesses, le roman de Badian entraîne la littérature africaine dans une problématique qui sera désormais le terrain de prédilection des écrivains noirs.

Elle sera marquée par une nette prédominance des romanciers sur les poètes, par la prolifération d’écrivains populaires parallèlement aux universitaires, et par un renversement de la perspective, résolument orientée sur les problèmes sociaux internes de la vie africaine ; les thèmes les plus fréquents seront articulés autour de l’axe tradition-modernité, à partir duquel on traitera du mariage, de la dot, de l’émancipation des femmes (Guillaume Oyono, René Philombe, Ousmane Sembène, Sidiki Dembélé), du chômage, de la mendicité, du parasitisme familial (Malick Fall, Ahmadou Kourouma, G. Oyono, Jean Mariel Nzouankeui, de la difficulté de vivre dans les villes, de la détérioration des services publics, de la corruption des fonctionnaires (F. B. Evembe, Kourouma, Medou Mvomo, O. Sembène, Oussou-Essui), du poids des coutumes traditionnelles (Olympe Bhêly-Quénum, Medou Mvomo, J. Mokto, Francis Bebey, Aké Loba), de la difficulté des contacts entre les intellectuels et la masse (Charles Nokan, Condé, G. Chenêt).