Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

négritude (suite)

En effet, cette Revue du Monde noir était née des préoccupations de quelques bourgeois antillais installés à Paris, le plus souvent conservateurs et francophiles, mais souffrant des préjugés racistes qui empêchaient leur parfaite intégration au milieu métropolitain. Sous l’impulsion de René Maran (1887-1960) [prix Goncourt en 1921 pour Batouala] et d’Andrée Nardal, ils créèrent cette revue destinée à mettre en évidence les productions intellectuelles des « gens de couleur » ; elle servit ainsi de premier point de rencontre entre Langston Hughes, Countee Cullen (États-Unis), Léon Damas (Guyane), L. S. Senghor (Sénégal) et Étienne Lero (Martinique).

Ce fut précisément contre l’esprit de cette revue que s’organisa le groupuscule d’étudiants, avec, en 1932, le manifeste de Légitime Défense signé par E. Lero, René Ménil, Jules Monnerot, Maurice-Sabat Quitman, L. Thèses, Simone Yoyotte, etc. Pour la première fois était posé le problème noir dans ses trois dimensions : politique, raciale, culturelle. En des termes extrêmement violents, ces jeunes gens dénonçaient l’exploitation du prolétariat noir aux Antilles, aux États-Unis, en Afrique ; ils démontaient la logique coloniale qui passe de la domination physique à la domination intellectuelle par le truchement de l’éducation et du système d’enseignement, pour aboutir à l’assimilation du colonisé, tout en le maintenant dans un état d’infériorité dont la permanence se justifiera désormais tant par l’histoire que par la biologie.

Une autre conséquence fut cette extraordinaire aliénation culturelle d’une bourgeoisie de couleur se conformant à tous les modèles de la bourgeoisie blanche qui la rejetait et la méprisait ; ayant adopté la langue, la religion, la hiérarchie de valeurs et jusqu’aux préjugés des Blancs envers leur peuple sombre, ces anciens esclaves intériorisèrent l’esclavage et, même libres, reconnurent définitivement la supériorité de leurs maîtres : « Progressivement, l’Antillais de couleur renie sa race, son corps, ses passions fondamentales et particulières... et arrive à vivre dans un domaine irréel déterminé par les idées abstraites et l’idéal d’un autre peuple. Tragique histoire de l’homme qui ne peut pas être lui-même, qui en a peur, honte. »

Les auteurs de Légitime Défense expliquaient ainsi la raison profonde de la médiocrité culturelle de cette « élite noire » : « Ses œuvres manifestent un effort ennuyeux pour être pareil au Blanc colonisateur. [...] Cette littérature abstraite et objectivement hypocrite n’intéresse personne, ni le Blanc parce qu’elle n’est qu’une maigre imitation de la littérature française d’il y a quelque temps, ni le Noir pour la même raison. » Pour remédier à cet enlisement, Légitime Défense proposait tout d’abord la rupture avec cette classe sociale qui avait trahi les masses nègres au lieu de les défendre ; ensuite l’engagement politique dans les mouvements militant pour la libération des prolétaires ; enfin l’affranchissement de l’art et de la pensée par un retour à la spontanéité africaine. Dans cette entreprise, Léro désignait comme seuls guides les surréalistes, les poètes de la négro-renaissance (Langston Hughes et Claude McKay), quelques poètes haïtiens (Jacques Roumain) et le groupe de Revue indigène et de la Revue des griots, qui, dans leur île colonisée par les États-Unis, avaient entrepris une révolution culturelle et nationale.

Ainsi, Légitime Défense fut sans doute l’étincelle qui alluma l’esprit de contestation au sein du petit monde des étudiants noirs de Paris, groupés autour d’Aimé Césaire, de L. S. Senghor et de L. Damas avec René Ménil, Aristide Maugée, Léonard Sainville, les frères Achille pour les Antilles, et Birago Diop et Ousmane Socé pour l’Afrique.

À leur tour ceux-ci fondèrent un journal « corporatif et de combat », l’Étudiant noir, où se formulèrent et se développèrent les deux idées-forces de ce qu’on nommera plus tard le « mouvement de la négritude » : la critique du système colonial et la défense de la personnalité nègre. Autour de ces deux centres s’épanouit tout un réseau de thèmes historiques, logiques et psychologiques dont l’intensité et la cohérence inspireront la littérature nègre engagée jusqu’en 1960, date des indépendances africaines. Le mot de négritude circula et catalysa une série déjà complexe de notions et de sentiments.

Lorsqu’en 1939 Aimé Césaire publia le Cahier d’un retour au pays natal, on y rencontrait ce terme de négritude signifiant tour à tour le peuple noir (« Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois »), la couleur de la peau (« Sa négritude se décolorait sous l’action d’une incroyable magie »), l’aspiration du Nègre à la dignité humaine (« Ma négritude [...] trouve l’accablement opaque de sa droite patience »), la manière nègre de supporter son destin (« La vieille négritude se cadavérise, je dis “Hourra” »).

Léon Gontran Damas, dans Pigments (1937), parlait abondamment du Nègre et de race, mais ne prononçait pas le mot négritude. Senghor s’en servait à peine dans Chants d’ombre et Hosties noires (composés entre 1936 et 1945). On ne le rencontrait jamais sous la plume de Birago Diop ni d’Ousmane Socé. Jamais non plus dans Bois d’ébène de Jacques Roumain ni dans Black Soul de J.-F. Brierre. Il faut dire d’ailleurs que cette première génération d’Haïtiens ne firent pas collusion avec le mouvement de la négritude, car, dit Morisseau-Leroy, les Haïtiens avaient réglé ce problème depuis cent ans... et Roumain de son côté y voyait un certain racisme.

Ainsi voilà écrites certaines des œuvres majeures des écrivains fondateurs du mouvement de la négritude sans que nulle part on ne rencontre un essai de définition, encore moins une ébauche de système, cependant que tout le groupe de l’Étudiant noir l’utilise. Car, même s’il est déjà polysémique, le mot négritude signifie surtout la réponse du Noir (douloureuse, coléreuse, nostalgique, vindicative) au monde blanc qui l’opprime ; et que le mot soit cité ou non dans les poèmes qui proviennent de ce groupe, ces poèmes s’inscrivent tous dans cette thématique dont nous parlions plus haut et que le schéma ci-dessus évoque dans ses principaux aspects. Cette grille n’est pas exhaustive, mais on y trouve l’essentiel des thèmes rencontrés chez les écrivains de la négritude ; bien sûr, les thèmes dits « universels » comme l’amour, l’enfance, le travail, la beauté, la patrie, la solitude, etc., s’y développent aussi, mais presque toujours marqués par un ou plusieurs éléments de cette grille ; ainsi, l’amour sera associé à la race noire, à une Afrique idyllique, à une valorisation de l’esthétique africaine (Senghor, Femme nue, femme noire) ou encore à la rupture de l’exil loin de l’Afrique, au recouvrement de la personnalité perdue, à l’évocation des souffrances du passé et à l’espoir des temps nouveaux (David Diop, Auprès de toi) ; l’histoire et ses protagonistes, les catégories du temps et de l’espace se trouvent ainsi vécus d’une façon passionnelle, sélectionnés selon la cohérence de cette passion et affectés d’un coefficient d’amertume, de menace ou d’exigence qui ne fait que traduire cet « état de manque » dont souffrent les intellectuels noirs à cette époque. Et le mot de négritude fonctionne comme une concrétisation verbale de réactions (non limitées, non recensées) spécifiquement nègres et reconnues comme telles.