Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

nature morte (suite)

Les villes campaniennes ensevelies sous les cendres du Vésuve ont fourni en particulier un important contingent de natures mortes peintes dans des tons généralement discrets, qui décoraient les murailles. Les nourritures y ont en général la prépondérance, ainsi que les vaisselles qui les contiennent ; il arrive que des animaux vivants y figurent. La mosaïque se substitue à la peinture, notamment pour les revêtements de sol.

La nature morte renaît et prolifère au xve et au xvie s., mais longtemps elle ne constitue qu’un accessoire de la composition picturale, même lorsqu’elle est traitée avec prédilection. Les ensembles où elle apparaît sont en nombre relativement restreint. Un vase de fleurs est souvent disposé devant la Vierge assise. Un thème particulièrement cher aux auteurs de natures mortes est celui du cabinet d’étude de saint Jérôme : celui-ci est assis devant un pupitre qui porte un parchemin et des instruments d’écriture, souvent un sablier ; des rayons d’armoire supportent des livres entassés. Chez Albrecht Dürer*, le saint a près de lui une tête de mort, symbole de la vanité des choses humaines. Cette tête de mort fera d’ailleurs le sujet principal de nombreuses natures mortes, auxquelles on donne le nom de Vanitas. Une spécialité italienne de la Renaissance a consisté à rassembler en un travail de marqueterie unique, comme il se voit aux palais de Gubbio et d’Urbino, les objets peints en trompe l’œil et les armoires qui sont censées les contenir. Le tableau de Jan Van Eyck* les Époux Arnolfini (National Gallery, Londres) offre comme un inventaire de mobilier reflété dans un de ces miroirs convexes que l’on nomme aujourd’hui sorcières, tandis que la boutique de Saint Éloi (coll. R. Lehman, New York) par Petrus Christus (v. 1420-1472) est aussi un inventaire d’articles d’orfèvrerie présentés aux clients. Les nourritures se trouvent dans d’innombrables tableaux de banquets auprès des orfèvreries ; le sujet prétendu est souvent le repas de l’Enfant prodigue. La plus ancienne nature morte « pure » passe pour être celle d’Iacopo de’Barbari (v. 1445 - v. 1516) à la pinacothèque de Munich, qui porte la date de 1504 et représente des gantelets d’armure et une perdrix.

L’abondance des natures mortes au xviie s. est prodigieuse. Il ne s’agit plus, cette fois, d’un genre mixte, mais bien d’ouvrages qui ont la nature morte pour objet quasi exclusif, car, dans les tableaux mêmes des précurseurs hollandais, comme Pieter Aertsen*, si l’on trouve encore quelque cuisinière, quelque servante, elle est pour ainsi dire noyée dans l’amoncellement des légumes et des viandes.

Toutes les écoles européennes rivalisent entre elles. En dépit d’une certaine défaveur qui s’attache à la nature morte (sauf en tant qu’accessoire de la peinture d’histoire) dans les milieux académiques dominés par Le Brun*, la France possède d’excellents artistes en ce genre, comme Jacques Linard (v. 1600-1645), Baugin (Lubin ?, v. 1610-1663) ou Louise Moillon (1610-1696). Leurs tableaux, très écrits, peuvent être qualifiés de « dispersés », c’est-à-dire que les objets qui les composent sont nettement séparés les uns des autres, alors que, dans l’école flamande, notamment chez Jan Davidsz de Heem (1606-1683 ou 1684), bouquets, nourritures et vases s’organisent en une seule coulée somptueuse. Le maître de ces entassements, de ces abondances est sans doute Frans Snijders*, à qui Rubens* donna généreusement son aide.

L’Italie a dû au Caravage* une résurrection de la nature morte, et Annibal Carrache* peut, à l’occasion, rivaliser par son Étal de boucher (Oxford) avec les viandes du Bœuf écorché (Louvre) de Rembrandt*. Les Italiens se distinguent dans un certain nombre de spécialités locales. Ainsi, à Bergame, les Baschenis et surtout Evaristo (1607 ou 1617-1677) donnent toute leur plénitude aux beaux volumes renflés des instruments de musique, tandis qu’à Naples* les poissons luisants et argentés appartiennent en propre aux Recco et aux Ruoppolo. Les Espagnols, dans leurs bodegones, prennent pour modèles des légumes et des fruits qui, chez un peintre comme Sánchez* Cotán, à propos d’un simple cardon, touchent à la fois au romantisme et au trompe-l’œil ; Vélasquez* ne dédaigne pas les plus simples objets, et, dans toute l’histoire de la peinture, il n’est peut-être pas de nature morte plus proche des tables garnies du xve s. que le Repas des chartreux de Zurbarán*, avec ses pains et ses faïences (Musée provincial, Séville).

Pour la perfection technique, pour la sensibilité picturale, il n’est rien qui égale au xviiie s. les morceaux célèbres que sont tel lièvre mort de Chardin* ou tel canard d’Oudry*, toute blancheur. Il serait peut-être permis, à partir de l’œuvre d’un Jean-Baptiste Monnoyer (1636-1699), de parler aussi d’une nature morte « meublante » — fleurs, guéridons chantournés, tentures, voire bas-reliefs —, qui s’unit aux intérieurs à la fois luxueux et raffinés de la fin de l’Ancien Régime.

Il s’agit là de tableaux, non de trompe-l’œil. Ce genre piquant n’a cependant rien perdu de sa faveur. Dès le xviie s., on connaît du portraitiste et graveur Wallerant Vaillant (1623-1677) un amusant assemblage : sur un fond de planche sont fixés deux bouts de ruban croisés qui maintiennent contre cette surface de fausses estampes, de faux papiers, de fausses lettres, une fausse plume d’oie et quelque autre accessoire — le tout merveilleusement imité. L’extraordinaire succès de ces trompe-l’œil, qui ont eu leurs spécialistes, le Bisontin Gaspard Grésely (1712-1756) ou l’Américain William Harnett (1848-1892), dure jusqu’à la fin du xixe s.

Si la nature morte n’a pas été en faveur spéciale chez les impressionnistes, sauf peut-être chez Manet*, et bien que beaucoup d’artistes l’aient alors pratiquée — la Raie d’Ensor* (1892, musées des Beaux-Arts de Bruxelles) est un héritage de Chardin —, il lui était réservé une place prépondérante au xxe s. En 1900, le peintre Maurice Denis signait un Hommage à Cézanne (musée national d’Art moderne) où il montrait les artistes de la nouvelle génération groupés autour d’une nature morte du maître, représentant ces fameuses pommes de Cézanne*, construites par facettes de couleurs, qui marquaient une révolution dans l’art de la peinture. Et la vogue de la nature morte vint d’un côté où on ne semblait pas devoir l’attendre, à savoir du milieu où se pratiquait la déformation systématique. Nature morte et cubisme* sont, pour ainsi dire, inséparables, spécialement dans l’œuvre de Braque* et de Juan Gris. Particulièrement riche de promesses est l’apparition des collages* et des papiers collés, qui, à partir de 1912, associent l’objet réel à la matière picturale. L’art de l’assemblage* en découlera, avatar contemporain, si l’on veut, de la nature morte, dans lequel un nouveau répertoire symbolique, issu de dada* et du surréalisme*, le dispute au « constat » du quotidien.