Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Cet engouement pour la prose rimée, à partir du xie s., déferle également chez les épistoliers et dans le monde de la chancellerie. C’est avec une joie profonde qu’on rédige aussi en cette forme stylistique les pièces officielles et parfois les directives données aux fonctionnaires. C’est également avec la conscience d’obéir à un raffinement que les anthologues rédigent en prose rimée les biographies des poètes dont ils souhaitent éterniser l’œuvre.

Face à cet enlisement de l’adab, devenu culture verbale après avoir été humanisme au sens plein du terme, des esprits graves se cabrent devant ce qu’ils jugent être vaine mondanité. Ils se tournent alors tout entiers vers la culture des valeurs islamiques. Les successeurs des maîtres de la prose « libre », qui, tel ibn al-Muqaffa‘*, avaient doté l’humanisme arabo-islamique de son véritable instrument d’expression, sont à chercher désormais chez des théologiens comme al-Rhazālī († 1111), ibn al-Djawzī († 1256) ou ibn Taymiyya († 1328). On sent bien toutefois que l’art d’écrire est, chez ces hommes de Dieu, entièrement au service de la religion et que, de ce fait, la littérature ne leur doit rien quant à la recherche de terres nouvelles.


La primauté de l’Égypte au Proche-Orient (de 1250 à 1500)

• Conséquences d’un transfert. Le milieu du xiiie s., au Proche-Orient comme en Occident, est pour le monde de l’islām un « moment » pathétique, où s’élabore un équilibre nouveau des forces. En Espagne et au Maghreb, c’est la dislocation de l’Empire almohade ; au Proche-Orient, la poussée mongole dépasse l’Iraq (sac de Bagdad en 1258) et s’arrête en Syrie devant les escadrons du sultan Baybars. L’Iran achève de se renforcer en son antique culture, tandis que l’Égypte, agrandie des provinces syro-palestiniennes et arabiques, repart dans le sens de son histoire sous l’autorité des sultans mamelouks et d’une oligarchie militaire ; Le Caire accède, avec Damas, à la primauté dans un monde où, depuis deux siècles, l’« arabicité » n’a cessé de reculer. Il assume son rôle en faisant appel à toutes les forces du sunnisme ; l’installation dans ses murs du calife ‘abbāsside lui confère l’autorité spirituelle dont sont démunis les sultans ; son passé prestigieux dans l’activité intellectuelle lui assure le respect. Pour deux siècles l’Égypte va devenir le pôle d’attraction de la Méditerranée orientale.

• L’impossible renouvellement. À Damas comme au Caire, en littérature, cette période relativement longue est pure continuité dans l’existence. La culture, en effet, est essentiellement traditionnelle et religieuse ; al-Azhar et les madrasa, si nombreuses dans les villes, remplissent à cet égard l’exacte fonction qui leur a été impartie et sont de solides bastions du conformisme dans tous les domaines de la pensée. Les écrivains et les poètes puisent leur savoir aux mêmes sources ; sur eux s’exerce l’emprise d’une hiérarchie dont la tête est un chef militaire souvent cultivé, mais avant tout préoccupé de tenir l’État en sa main de fer. D’une formation raffinée en arabe, les hauts dignitaires demeurent des mécènes éclairés et sont souvent aussi des écrivains distingués.

Dans cette ambiance, le classicisme poétique chemine dans une voie trop bien tracée. Les poètes foisonnent, mais rares sont ceux dont le nom mérite d’être retenu. L’ode d’al-Būṣīrī († v. 1295), en l’honneur du Prophète, célèbre sous le nom d’al-Burda (le Manteau), est le type même d’un art qui fleurit partout à l’époque et qui renonce au renouvellement.

La prose de chancellerie, largement cultivée, n’offre plus rien qui la distingue ; ceux qui la manient le font avec une virtuosité qui favorise la recherche verbale sans pour autant la rajeunir. Dans ce milieu, comment s’étonner que la « séance » reste un genre fort prisé ? Des esprits sérieux s’y essaient et réussissent quelquefois à en faire un cadre didactique ; un exemple nous en est fourni par la « séance » d’al-Qalqachandī sur l’art et l’illustration du scribe.

• La revanche de l’âme populaire. Tandis que les lettrés se complaisent en une « écriture » qui, de plus en plus, devient un but en lui-même, il semble qu’on ait assisté en Iraq et en Syrie, dès le début du xviiie s., à une revanche de l’âme populaire contre le dédain où elle était tenue par le monde des « gens de plume ».

Dès le plus haut passé, la littérature narrative avait tenu une place considérable dans ce qui avait été la culture bédouine et, plus tard, celle de la communauté arabo-islamique. Tout donne à penser que cette activité était demeurée grande, mais qu’elle s’était seulement manifestée de manière souterraine, si l’on peut dire. Des affleurements en sont perceptibles cependant à diverses reprises, soit dans des « gestes » comme celle du héros arabe ‘Antara, dès le iiie s., soit dans des romans « courtois » fort appréciés vers la même époque à Bagdad dans des milieux de « raffinés » ; dans ces œuvres romanesques, les personnages étaient empruntés au milieu arabe, comme le poète Madjnūn, tué par sa passion pour Laylā. La lutte contre les croisés de Syrie-Palestine ne pouvait manquer, par son âpreté et sa longueur, de susciter des héros nouveaux appartenant à l’histoire, tel le sultan Baybars, devenu le centre d’un roman portant son nom, dont la vogue a été grande durant des siècles en Égypte. À la même veine appartiennent bien d’autres romans épiques, telle la « geste » des Banū Hilāl, se référant à l’invasion de la Berbérie orientale sous les Fāṭimides au milieu du xie s.

À part doivent être mises les Mille et Une Nuits, célèbres en France grâce à l’« exquise infidèle » qu’en a donnée à partir de 1704 Antoine Galland (1646-1715). Rien de plus typique du genre que ce recueil de récits constitué à partir d’un ouvrage indien, passé en langue iranienne, accueilli en Iraq, puis en Égypte et sans cesse grossi, modifié, démembré, regroupé, retouché en sa forme par des générations de conteurs. Tous les thèmes du folklore international s’y retrouvent. Leur « habillement » à l’arabe révèle naturellement des adaptations successives à des milieux iraniens, iraqiens et égyptiens. Les Mille et Une Nuits sont donc le reflet d’une pluralité sociale saisie au cours de son développement ; par là, elles sont l’expression quasi spontanée des aspirations, des tendances profondes, des révoltes et des impulsions de groupes humains sur lesquels le monde des lettrés et des beaux esprits n’avait guère daigné se pencher, sauf pour s’en gausser. Dans une certaine mesure, ce livre est donc un témoignage. Comme y sont représentées toutes les variétés du conte populaire, depuis le récit historique, la légende merveilleuse, la relation de voyage jusqu’aux sotties, aux histoires de roués et aux facéties picaresques, nous nous trouvons posséder en lui les formes que la littérature narrative revêt chez le petit peuple des cités depuis le xe s. jusqu’au xve. Il n’est jusqu’au style de ces contes qui vienne confirmer cette allure de témoignage. De même que les romans chevaleresques, les Mille et Une Nuits sont en effet écrites non pas en arabe dialectal, comme on le dit parfois, mais en une langue de semi-lettré à dominante classique, très proche, néanmoins, de la langue parlée par sa simplicité ; l’intention d’art est sensible partout ; le conteur a ses formules stéréotypées dont il connaît l’effet ; l’emploi des clausules rimées apparaît de temps à autre ; d’abondantes citations poétiques relèvent l’allure de l’ensemble. L’auditoire le moins formé à la recherche littéraire sent intuitivement ces essais de style, dont la sonorité le flatte. Le pathétique du sujet, la mimique du conteur, son habileté à marquer des pauses font le reste. Le silence du public, sa curiosité haletante maintenue en éveil, sa perception du comique révèlent le pouvoir de ce conte populaire. En dépit de tout, il est impossible de découvrir dans celui-ci une quelconque ouverture sur un genre tel que le roman moderne.