Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Napoléon Ier (suite)

Sa pensée militaire est influencée par les écrits du xviiie s. et par l’expérience des guerres révolutionnaires. Il s’agit de surprendre l’ennemi par la vivacité du mouvement des troupes, de le tromper par des manœuvres successives qui le conduisent à diviser ses forces, de s’en rendre maître par la supériorité numérique et de le détruire complètement sur un terrain choisi à l’avance. Mais « le succès tient en définitive au coup d’œil et au moment » que l’on sait préférer. « La guerre ne se compose que d’accidents. Un chef, dit-il, ne doit jamais perdre de vue tout ce qui peut le mettre à même de profiter de ces accidents. » C’est sa vivacité d’esprit à juger une situation et sa fertile imagination qui font ses victoires. Mais il y a aussi sa fine connaissance des hommes.

Avec l’armée qui l’a porté au pouvoir, il a accepté un compromis. Elle ne peut être une armée prétorienne, et ce n’est pas comme général qu’il gouverne, mais « parce que la nation croit que j’ai les qualités civiles propres au gouvernement ». L’armée doit être soumise à la nation, dont elle est un élément. « L’armée, c’est la nation [...]. Le propre des militaires est de tout vouloir despotiquement ; celui de l’homme civil est de tout soumettre à la discussion, à la vérité, à la raison [...]. Si l’on distinguait les hommes en militaires et en civils, on établirait deux ordres, tandis qu’il n’y a qu’une nation. » Mais leur ayant fait admettre cela, et non sans mal, Napoléon donne aux meilleurs soldats de cette armée la possibilité de s’insérer dans la société des notables. L’instrument dont il se sert pour conquérir l’Europe est bon à cause de l’expérience acquise depuis 1792 ; il l’est aussi parce que Napoléon sait conserver à la lutte menée une partie de sa signification révolutionnaire. De ceux que la Révolution transforma en citoyens-soldats, il exige une stricte discipline au moment des combats ; mais a-t-on assez souligné la manière qu’il a de s’adresser à eux à la veille des combats ? Beaucoup d’historiens se plaisent à montrer son cynisme à l’égard d’hommes dont la vie, pour lui, ne compterait pas. Qu’importe l’hécatombe, une nuit de Paris la réparera. Pourquoi ne pas mettre en regard de tels propos l’attitude qu’il a, par exemple, à la veille d’Austerlitz ? L’adresse qu’il fait à l’armée à la veille de la bataille montre bien qu’il ne traite pas ses compagnons d’arme comme des numéros. Quel est le général qui, comme lui, en une veille de combat, a expliqué son plan à ses troupes afin que chacun se pénètre du rôle important qu’il va jouer, de sa place personnelle dans la rencontre ?

Mais ce réaliste et ce bon manieur d’hommes se transforme peu à peu par le succès acquis en un despote sourd aux conseils et aveuglé par son orgueil.


De l’empereur au héros de légende (1812-1821)

La quarantaine atteinte, son aspect physique se transforme : « Le visage s’empâte, le teint se plombe, le corps se tasse et engraisse » (Georges Lefebvre). Il supporte de plus en plus difficilement les excès de table. « Si je dépasse le moins du monde mon tirant d’eau, dira-t-il, mon estomac rend aussitôt le superflu. » Le cancer qui le ronge produit de brusques abattements et le contraint parfois, comme durant la campagne de Russie, à abandonner une scène où l’on attend ses décisions.

Pourtant, il conserve la plupart du temps une activité qui continue à étonner son entourage. Il dort peu. Trois ou quatre heures lui suffisent. Au premier réveil de la nuit, il se lève sans effort, se met au travail, se recouche, se rendort et se réveille aussi promptement vers les 8 heures du matin. Il travaille toute la journée, ne s’arrêtant que pour un bref déjeuner et pour s’imposer quelque rude exercice. Un peu courbé, les mains dans les poches, il aime les longues promenades dans son jardin et marche parfois « cinq à six heures de suite sans s’en apercevoir ». Les Mémoires du baron Agathon Fain (1778-1837) rappellent aussi qu’il est un cavalier infatigable. « Revenant d’Espagne au mois de janvier 1809, je l’ai vu faire à franc étrier en moins d’une matinée la course de Valladolid à Burgos (23 lieues) [...]. Il faisait souvent des chasses de trente-six lieues. » Mais, s’il se contraint à ces efforts, il les supporte beaucoup moins qu’autrefois : les courtisans le voient somnoler au spectacle. Sa mémoire connaît les premières défaillances de l’âge.

L’homme devient aussi de plus en plus infatué de lui-même. Persuadé que « nul homme, appelé à paraître sur la scène publique ou engagé seulement dans les poursuites actives de la vie, ne se conduisait ni pouvait être conduit par un autre ressort que celui de l’intérêt » (Metternich), il finit par mépriser son entourage. Il est vrai que celui-ci, par sa volonté même, est composé de médiocres. Les grands administrateurs du début du règne, tels Chaptal, Talleyrand ou Fouché, sont écartés au profit d’hommes qu’il peut traiter tout à son aise en commis. Là encore, Metternich voit juste lorsqu’il dit de lui : « Napoléon se regardait comme un être isolé dans le monde, fait pour le gouverner et pour diriger tous les esprits à son gré. Il n’avait d’autre considération pour les hommes que celle que peut avoir un chef d’atelier pour ses ouvriers. » L’un de ceux auxquels il paraissait le plus attaché était Duroc. « Il m’aime comme un chien aime son maître. » Autour de lui, les nobles ralliés sont de plus en plus nombreux. Cette part prise par les ci-devant traduit l’évolution qui entraîne de plus en plus Napoléon loin de ses origines révolutionnaires. Le mariage avec Marie-Louise (1er-2 avr. 1810) le fait neveu par alliance de Marie-Antoinette et de Louis XVI et l’emplit d’illusions sur un compromis possible avec les hommes d’Ancien Régime. L’amour qu’il porte à la jeune épousée et au fils qu’elle lui donne illumine sa quarantaine, mais il le conduit trop souvent à abandonner les travaux de l’État pour les joies domestiques, à un moment où se renforcent, jusque dans son clan familial, les oppositions.