Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

Napoléon Ier

(Ajaccio 1769 - Sainte-Hélène 1821), empereur des Français de 1804 à 1814 et en 1815.



Introduction

Ogre ou bien héros ? Pour condamner ou magnifier l’Empire, adversaires ou partisans ont, d’un siècle à l’autre, jugé le régime à travers l’aventure individuelle de celui qui bâtit l’Europe moderne où ils vécurent. Pour les uns, il est ce général « étranger » qui subjugue le peuple français et le sacrifie à son insatiable ambition, et qui, « pour mieux mettre tous les gens en chair à pâté, invente toutes sortes d’amusettes pour les distraire » (pamphlet contre-révolutionnaire). Pour les autres, il est, militaire et homme d’État de génie, celui qui, sauvant la France de l’Angleterre, reste à jamais « ce cavalier devant qui s’inclinent les rois » (Pouchkine). Et l’on sait comment Victor Hugo s’est fait le chantre de ce Napoléon-là :
C’était un beau spectacle !
Il parcourait la terre
Avec ses vétérans, nation militaire
Dont il savait les noms ;
Les rois fuyaient ; les rois
N’étaient point de sa taille
Et vainqueur, il allait
Par les champs de bataille
Glanant tous leurs canons.

Comment prendre la mesure d’un homme déformé, de son vivant déjà, par les passions partisanes ? Guizot donne-t-il le moyen d’y parvenir ? L’un des premiers, il le décrit comprenant mieux que tout autre « les besoins de son temps, les besoins réels, actuels, ce qu’il faut à la société contemporaine pour vivre et se développer régulièrement ». S’emparant de toutes les forces sociales, il les dirige vers ce but, « de là son pouvoir et sa gloire ». Mais le grand homme finit par détourner « la force publique au service de sa propre pensée, de son propre désir », et non plus « au service de la pensée générale, du vœu commun » ; et le demi-dieu n’est plus alors qu’un tyran.

Héros ramené au niveau de l’histoire collective, l’Empereur, dans sa nation retrouvée, reprend-il ainsi ses véritables traits ?


Du noble corse au Premier consul (1769-1799)

Au début de tout il y a la Corse, où Napoléon Bonaparte naît le 15 août 1769. De l’île, à peine rattachée à la France, la tendre et ferme Maria Letizia lui transmettra l’héritage de la religiosité plus que de la religion, de l’orgueil tempéré par le prêche de la raison.

Corse, il se défait mal de la crainte superstitieuse : au jour des mauvaises nouvelles, il retrouve d’emblée les gestes appris étant enfant pour exorciser la « jettatura ». Quand, en 1804, par exemple, il connaît les premières trames du complot ourdi contre lui par Cadoudal, il croise, derrière son dos, les doigts puis laisse aller la passion : « Le sang appelle le sang ! » s’écrie-t-il. L’homme d’État qu’il est devenu devra plus d’une fois lutter contre le désir de la vendetta.

De ces années où l’enfant est le père de l’homme, il reçoit le sens de la famille, cette première et petite patrie. Noble corse, plus riche de parenté et de clientèle que d’écus, il sait que l’individu n’est rien en dehors des alliances tissées et de la parole donnée ou reçue. Orgueilleux, il l’est, mais d’abord pour les siens et pour le pays réprouvé par la défaite subie. Par eux, pour eux, il a très tôt la grandeur du refus.

Son père, après avoir combattu aux côtés de Paoli, se rallie à la France et obtient pour deux de ses fils des bourses dans les écoles du roi. À Autun (1779) comme à Brienne (1779-1784), le jeune Bonaparte est l’objet des quolibets de ses camarades. Ils rient du garçon qui prononce si mal son nom qu’on croirait qu’il se nomme « Paille-au-nez ». Mais les sarcasmes touchent d’abord son patriotisme. À ceux qui se gaussent de la défaite corse, il répond : « Si les Français avaient été quatre contre un, ils n’auraient jamais eu la Corse, mais ils étaient dix contre un ! » Quand l’un de ses maîtres veut, pour le punir, le faire dîner à genoux, il s’écrie : « Je dînerai debout, Monsieur, et non à genoux. Dans ma famille, on ne s’agenouille que devant Dieu. »

Il est Corse, mais aussi membre de la petite noblesse, et pour cela même plus étranger encore au milieu d’enfants qui se targuent d’être de plus haute extraction que lui. À l’expérience du mépris, il devient très vite « sombre et même farouche, renfermé presque toujours en lui-même ». Et le condisciple qui le dépeint ainsi d’ajouter : « On eût dit qu’étant sorti tout récemment d’une forêt et s’étant soustrait jusqu’alors aux regards de ses semblables, il éprouvait pour la première fois un sentiment de surprise et de méfiance. »

Désormais, il se replie dans l’étude. Dévorant tous les livres, « il se distingue plus particulièrement par son application aux mathématiques », ce qui lui vaut d’être reçu au concours d’entrée à l’École royale militaire de Paris en 1784. Il en sortira 42e sur 137 et sera envoyé, en 1785, comme lieutenant d’artillerie à Valence. Son père vient de mourir ; il lui faudra rogner sur son maigre pécule pour aider sa mère à élever ses frères et sœurs. Le sacrifice va de soi ; il est ressenti, car chaque denier envoyé à la mère pour Elisa, Lucien ou Louis, c’est autant en moins pour le libraire. La passion de lire n’a pas quitté Napoléon. Il lit vite, laisse de côté un livre qui ne lui apporte pas le plaisir attendu pour le reprendre et le terminer plus tard. Parmi ses auteurs favoris, il y a les philosophes, Rousseau et Voltaire, d’autres penseurs politiques aussi, Mably, Mirabeau ou Necker. Mais sa faveur va surtout aux historiens, aux géographes et aux auteurs qui traitent d’art militaire. Il sait l’Usage de l’artillerie nouvelle dans la guerre de campagne du chevalier Du Teil et il est assuré, comme les meilleurs esprits stratégiques du siècle, que les prochaines guerres se décideront par le nombre et les bouches à feu. Il s’attache au livre du comte de Guibert Essai de tactique générale, qui préconise, avec la concentration des forces, la rapidité de l’offensive.

Apprendre pour mieux agir : avec la Révolution, il va pouvoir donner sa mesure. Ce sera d’abord l’échec, et dans sa propre patrie. Jusqu’en 1793, il se sent plus corse que français et essaye d’être dans sa cité le premier, avec ceux de son clan, et notamment l’avocat Joseph, qu’il pousse dans la vie politique.