Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Vers 925, l’affaiblissement de l’autorité califienne à Bagdad et l’action en profondeur de la propagande chī‘ite aboutissent à un morcellement irréversible du Proche-Orient arabo-islamique. L’Iran, grâce aux Buwayhides, redécouvre sa fonction séculaire, tandis que l’Iraq est progressivement dépossédé de sa primauté. En 969, les Fāṭimides fondent Le Caire, qui devient la capitale d’un Empire chī‘ite où entrent l’Ifrīqiya, le Yémen et la Syrie-Palestine. La lointaine Espagne, indépendante depuis deux siècles, prend de plus en plus conscience de son destin. À la faveur de cette dislocation, des cités ayant une longue histoire, comme Nichāpūr, Ispahan, Rey (Rayy), Alep, deviennent les capitales de principautés où s’installe une cour avide d’imiter Bagdad dans le domaine de l’esprit. Le mécénat y prend une importance jusqu’alors non atteinte. La vie littéraire y manifeste de nouvelles virtualités. Le rêve des Sāmānides de Transoxiane se réalise et, à côté du bilinguisme arabo-iranien, propre aux centres purement buwayhides, surgit par l’emploi du persan un particularisme intellectuel dont la forme et l’originalité éclatent chez le poète Firdūsī* et chez l’humaniste al-Bīrūnī*. Est-ce le temps des remises en cause ? Bien des faits le donnent à penser. Par son allure militante, par ses hardiesses intellectuelles qui lui viennent du chī‘isme ismaélien, le pouvoir fāṭimide sape le conformisme sunnite avec un esprit de méthode que concrétise la fondation d’une université comme al-Azhar. La réaction se manifeste à partir des provinces extrême-orientales d’Iran. L’entrée en scène des Turcs Seldjoukides et l’écrasement par eux des émirs buwayhides (prise de Bagdad en 1055) sont le coup d’arrêt porté à l’ascension chī‘ite. Dans une diversité relative et surtout à la faveur de la rivalité doctrinale de Bagdad et du Caire, un nouvel ordre culturel s’ébauche, bénéfique aux poètes et aux écrivains par l’immensité du domaine où nous l’observons.


La poésie classique (de 925 jusque vers 1050)

• Le poète enchaîné. Pour cette période, le problème de la validité des textes en vers ne se pose presque plus ; à pleines mains, l’historien de la littérature peut puiser pour ses recherches soit dans les dīwān des grands poètes, soit dans la Perle du temps d’al-Tha‘ālibī (Nichāpūr 961 - † 1038), vaste florilège présentant l’ensemble de l’activité littéraire dans les centres culturels du monde arabo-islamique. Très regrettables sont toutefois, dans cette fresque, des absences ou des imprécisions troublant la perspective ; c’est ainsi, par exemple, qu’il n’est plus actuellement possible de donner à la personne et à l’œuvre du prince-poète Tumayyim, frère du calife fāṭimide al-‘Azīz, tout le relief qu’elles semblent mériter. Dans cette masse considérable de textes, tout n’est pas d’égale valeur, tant s’en faut, et il en est mieux ainsi ; par là, en effet, tranchent avec plus d’éclat sur la grisaille de la médiocrité les réussites du mieux-dire et du mieux-penser.

Le milieu citadin où se meuvent les poètes est à l’image de ce qu’offrait Bagdad à l’époque d’ibn al-Mu‘taz par exemple. Tous, du plus grand au plus petit, s’y révèlent courbés sous la tutelle des mécènes, souvent de double culture, comme l’émir buwayhide ‘Aḍud al-Dawla et les vizirs ibn al-‘Amīd, ou passionnément attachés à l’« arabicité », comme le prince d’Alep Sayf al-Dawla, ou inspirés par les doctrines chī‘ites, tels les califes fāṭimides et les dignitaires de leur cour. Non moins contraignante est l’ambiance des cénacles, qui, partout, à Nichāpūr comme à Bagdad, à Alep comme au Caire, font la mode littéraire. Durant cette période, le poète se soumet à l’inévitable ; il est absorbé par la vie de cour ; fait désastreux, souvent il y prend goût. Si parfois, comme al-Mutanabbī, il réclame son droit à penser, la loi d’airain le contraint vite à l’abdication ; rien n’est donc changé dans la condition du poète depuis la génération d’Abū al-‘Atāhiya. Seules parviennent à demeurer libres quelques personnalités hors de pair, issues en général de l’aristocratie.

Esclave de son milieu, le rimeur ou le poète authentique l’est aussi de sa formation. Il est grammairien dans l’âme, épris de raretés verbales, rompu à l’usage de la rhétorique ; dès son enfance, il a étudié les maîtres et surtout ceux de la génération d’Abū Tammām ; son érudition est sans faille et toujours présente pour lui permettre de briller dans une conversation savante. Tout cela le rattache à une tradition dont il est souvent le dernier à vouloir se libérer. Classique par sa formation, il ne l’est pas moins dans le maniement de son instrument, dont il joue en virtuose ; qu’il s’agisse de la métrique ou des cadres, tout est immuable entre ses mains. Et pourtant une étude persévérante des grands faits du temps révèle une constante avidité à dépasser les modèles, à se dépasser soi-même au cours de sa carrière, à exprimer à tout prix l’informulé. Lutte épuisante s’il en fut, dont nous trouvons l’écho dans la critique du temps. De la forme ou du fond, lequel des deux doit l’emporter sur l’autre ? La réponse se trouve chez les maîtres dans l’art des vers, et elle relève non plus uniquement de l’analyse, mais du sentiment et peut-être d’une certaine capacité à connaître l’« état poétique ».

• Figures de proue. Dans la foule des rimeurs et des poètes qui se pressent et s’entre-déchirent autour des mécènes, le public du temps a fait son choix ; al-Tha‘ālibī a enregistré celui-ci pour nous. La postérité et surtout la critique contemporaine, pressées par leurs tendances particulières et par le désir de se reconnaître chez leurs poètes élus, ont été plus loin, en centrant uniquement leur admiration sur quelques figures de proue. Démarche arbitraire sans nul doute, mais qui révèle des motivations profondes et la capacité de « réactualiser » des talents dont deux au moins confinent au génie. Démarche dangereuse aussi, car elle risque de substituer nos modernes inquiétudes aux déchirements véritables de ces hommes du passé.