Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

mythe et mythologie (suite)

Deux caractéristiques font que le mythe n’est pas « indistinct de n’importe quelle forme de discours ». En premier lieu, c’est un récit qui peut être raconté par n’importe qui, qui peut être résumé, allongé en une suite de phrases dont la forme n’a pas d’importance, pourvu qu’on y trouve toujours la même succession de « sujets-prédicats », c’est-à-dire d’êtres quelconques dont il est dit quelque chose. La traduction d’un mythe dans une autre langue ne pose aucun des problèmes que soulève la traduction des textes littéraires : « La valeur du mythe comme mythe persiste en dépit de la pire traduction. Quelle que soit notre ignorance de la langue et de la culture de la population où on l’a recueilli, un mythe est perçu comme un mythe par tout lecteur, dans le monde entier : la substance du mythe ne se trouve ni dans le style, ni dans le mode de narration, ni dans la syntaxe, mais dans l’histoire qui y est racontée. » Cela permet à Lévi-Strauss de résoudre un problème classique, celui de la version authentique : « Nous proposons [...] de définir chaque mythe par l’ensemble de toutes ses versions. Autrement dit : le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel [...]. On n’hésitera donc pas à ranger Freud après Sophocle au nombre de nos sources du mythe d’Œdipe. »

L’autre caractéristique du mythe, c’est qu’il possède une unité d’analyse supplémentaire par rapport au fait linguistique, le « mythème ». Celui-ci est constitué par les « paquets de relations », et « c’est seulement sous forme de combinaisons de tels paquets que les unités constitutives acquièrent une fonction signifiante ».

Voici, par exemple, la démarche suivie par Lévi-Strauss pour l’étude du mythe grec d’Œdipe*. Première phase : réduction du mythe à des phrases simples (sujet-prédicat) et inscription de chaque phrase sur une carte. Seconde phase : manipulation de ces cartes jusqu’à ce qu’elles se regroupent entre elles suivant leurs points communs et répartition sur un plan à deux dimensions. Chaque colonne regroupe les cartes ayant des points communs, et l’ordre de haut en bas est chronologique, de sorte que l’histoire se lit d’abord de gauche à droite et de haut en bas. La signification de l’ensemble se déduit de l’opposition de ces sous-ensembles. Mais Lévi-Strauss n’exclut pas le recours à d’autres interprétations pour la signification d’une « colonne ». Il utilise les résultats de la mythologie historique pour interpréter la colonne incluant la mise à mort de monstres (« Cadmos tue le dragon », « Œdipe immole le Sphinx »), en invoquant les travaux d’hellénistes (Marie Delcourt) qui ont établi l’existence d’un lien entre tous les monstres grecs et la terre (généralement la maternité). Il se sert aussi des résultats de la mythologie comparée pour l’interprétation d’une autre colonne : le pied bot de celui qui sort de la Terre est un thème mythique qu’on trouve aussi bien chez les Grecs de l’Antiquité que chez les Pueblos et les Kwakiutls, ethnies amérindiennes sans rapport linguistique et anthropologique entre elles, et sans rapport géographique et historique avec les Grecs de l’Antiquité.

• Mythologiques. L’article de 1955 présentait incontestablement certains raccourcis de raisonnement et certaines affirmations dont la valeur venait surtout de leur force de frappe à l’égard d’adversaires. Plus contestable était l’utilisation trop strictement « textuelle » de la méthode structurale, sans référence à l’expérience ethnographique de quelque ordre que ce soit, utilisation qui suppose une définition trop restrictive du mythe. Une réorientation s’imposait. Preuve en est une définition plus souple, presque pessimiste, que donne en 1962 Lévi-Strauss dans un parallélisme avec le totémisme : « La notion de « mythe » est une catégorie de notre pensée, que nous utilisons arbitrairement pour rassembler sous le même vocable des tentatives d’explication de phénomènes naturels, des œuvres de littérature orale, des spéculations philosophiques et des émergences de processus linguistiques à la conscience du sujet. De même le totémisme est une unité artificielle qui existe seulement dans la pensée de l’ethnologue [...] » (le Totémisme aujourd’hui, 1962).

En passant à la pratique (rédaction des Mythologiques), Lévi-Strauss réaffirme son opposition à toute interprétation extrinsèque des mythes et maintient au premier plan la méthode structurale (au moins comme point de départ) : « La méthode que nous suivons exclut pour le moment que nous attribuions aux fonctions mythiques des significations absolues, qu’il faudrait, à ce stade, rechercher en dehors du mythe. Ce procédé [...] conduit à peu près inévitablement au jungisme (les « archétypes » à la manière de Jung). Pour nous, il ne s’agit pas de découvrir d’abord, et sur un plan qui transcende celui du mythe, la signification d’un surnom, ni de découvrir les institutions extrinsèques auxquelles on pourrait le rattacher, mais de dégager par le contexte sa signification relative dans un système d’oppositions doté d’une valeur opératoire. Les symboles n’ont pas une signification intrinsèque et invariable, ils ne sont pas autonomes vis-à-vis du contexte. Leur signification est d’abord de position. » Seul le principe structuraliste est maintenu ; les méthodes d’analyse sont trop souples (trop intuitives ?), trop diverses pour qu’il soit fait allusion à la théorie qui pourrait en être issue (toute l’œuvre est faite de leur application). Et si le symbolisme d’un mythe est déduit après analyse, il s’ensuit en particulier qu’aucune classification a priori des mythes n’est scientifique : elle risque de ne reposer que sur son « sujet » et son « thème » apparents, qui peuvent n’avoir aucun rapport avec son message dégagé par l’analyse structurale. Le mode d’exposition ne peut être celui des « classifications préconçues en mythes cosmologiques, saisonniers, divins, héroïques, technologiques, etc. C’est au mythe lui-même soumis à l’analyse qu’il appartient de révéler sa vraie nature [...]. » De là cette composition « musicale » des Mythologiques, apparent et plaisant paradoxe d’un esprit scientifique.