Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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mythe et mythologie (suite)

« Envisagé dans ce qu’il a de vivant, le mythe n’est pas une explication destinée à satisfaire une curiosité scientifique, mais un récit qui fait revivre une réalité originelle et qui répond à un profond besoin religieux, à des aspirations morales, à des contraintes et à des impératifs d’ordre social, et même à des exigences pratiques. Dans les civilisations primitives, le mythe remplit une fonction indispensable : il exprime, rehausse et codifie les croyances ; il sauvegarde les principes moraux et les impose ; il garantit l’efficacité des cérémonies rituelles et offre des règles pratiques à l’usage de l’homme. Le mythe est donc un élément essentiel de la civilisation humaine ; loin d’être une vaine affabulation, il est au contraire une réalité vivante, à laquelle on ne cesse de recourir ; non point une théorie abstraite ou un déploiement d’images, mais une véritable codification de la religion primitive et de la sagesse pratique [...]. Tous ces récits sont pour les indigènes l’expression d’une réalité originelle, plus grande et plus riche de sens que l’actuelle, et qui détermine la vie du présent, les activités et les destinées de l’humanité. La connaissance qu’a l’homme de cette réalité lui révèle le sens des rites et des tâches d’ordre moral, en même temps que le mode selon lequel il doit les accomplir. »


Freud : Moïse et le monothéisme (1939)

L’apport freudien à la théorie mythologique est bien antérieur à cette date. Dès 1900, Freud écrivait : « Les mythes sont des débris déformés des imaginations et des désirs des nations entières [...], les rêves séculaires de la jeune humanité. Le mythe est au point de vue phylogénétique ce qu’est le rêve dans la vie individuelle. » (L’Interprétation des rêves.) Mais c’est dans Moïse et le monothéisme que Freud donne l’application la plus significative de la psychanalyse à la mythologie.

Dans ce livre paru l’année de sa mort, Freud* analyse le mythe de la naissance de Moïse ; il oppose à l’interprétation traditionnelle la sienne propre. La Bible raconte comment le pharaon avait ordonné la mise à mort de tous les enfants mâles qui naîtraient chez les Hébreux. Une femme de la tribu de Lévi réussit à cacher son fils pendant trois mois : « Mais ne pouvant le cacher plus longtemps, elle prit une caisse de jonc qu’elle enduisit de bitume et de poix : elle y mit l’enfant et le déposa au milieu des roseaux sur le bord du fleuve. La sœur de l’enfant se tenait à quelque distance pour savoir ce qui allait lui arriver. La fille du pharaon descendit vers le fleuve pour se baigner, tandis que ses suivantes restaient sur la rive. Elle aperçut la caisse [...], l’ouvrit : c’était un petit garçon qui pleurait. Elle eut pitié et dit : « C’est un enfant des Hébreux. » La sœur de l’enfant dit alors à la fille du pharaon : « Dois-je aller te chercher parmi les femmes des Hébreux une nourrice qui t’allaitera cet enfant ? » La fille du pharaon répondit « Va », et la jeune fille alla chercher la mère.

« La fille du pharaon dit : « Emporte cet enfant et allaite-le-moi, je te donnerai ton salaire. » La femme prit l’enfant et l’allaita ; quand il fut grand, elle l’amena à la fille du pharaon, et il fut pour elle comme un fils. Elle lui donna le nom de Moïse ; car, disait-elle, je l’ai retiré des eaux. » (Exode, ii.) [L’étymologie populaire lie en effet le nom de Moïse à une racine hébraïque qui signifie « retirer ».]

L’hypothèse à laquelle se réfère Freud est que tout héros, tout être appelé à devenir un chef connaît une enfance traversée d’épreuves ; à ce titre, il cite Sargon d’Akkad, fondateur de Babylone, Œdipe, Pâris, Persée, Héraclès, Gilgamesh, etc. Le livre de Freud vise à apporter une hypothèse nouvelle sur la naissance de Moïse. Les méthodes qu’il emploie pour la vérifier reposent sur l’interprétation historique (recoupement des faits donnés par la Bible avec ceux que relate l’historien latin Flavius Josèphe, par exemple) et sur l’étymologie du nom propre de Moïse, à qui il était déjà difficile de supposer que la fille du pharaon ait donné un nom dont la racine est d’une langue non égyptienne. Freud distingue trois plans dans ce mythe : mythique, psychanalytique, historique, alors que dans un mythe ordinaire n’existent que les deux premiers. « Nous savons que les deux familles du mythe (la famille vraie, hébraïque, et la famille d’adoption, égyptienne) sont identiques du point de vue psychanalytique ; sur le plan mythique, elles sont l’une noble, l’autre modeste. Cependant, quand la légende s’est attachée à un personnage historique, il y a un troisième plan, celui de la réalité [...]. En général, la famille modeste doit être la vraie famille et la famille noble, celle qui est imaginaire. »

La thèse de Freud est que, pour une fois, le schéma général ne s’applique pas à Moïse : Moïse aurait été un fils du pharaon (dont le nom se retrouve dans les noms de certains dieux égyptiens) ; la famille du pharaon l’aurait considéré comme un rival, un futur pharaon et, en le mettant dans une caisse sur le fleuve, elle aurait cherché à l’éliminer. C’est pour des raisons nationalistes évidentes que les Juifs ont transformé la légende et « rapatrié » Moïse, un des plus grands réformateurs du judaïsme.

Et voici l’interprétation psychanalytique du mythe. Celui-ci raconte l’histoire de l’enfant en général. Cette histoire passe par plusieurs stades : 1o le stade où l’enfant idéalise ses parents à l’excès, et qui est donc marqué par une image voisine de la régression : le coffre ou la corbeille symbolise le ventre maternel, et l’eau du fleuve le liquide amniotique ; 2o le stade où, sous l’effet de la rivalité et de la déception, il les sous-estime (dédoublement en parents nobles et puissants et en parents pauvres et indésirables dans le pays qu’ils habitent).

Il y a donc deux réalités distinctes pour Freud : le mythe est, comme le rêve, porteur de signes ; le sens du signe lui-même est dans l’inconscient, et son origine est à rechercher dans le passé.

Le mythe n’a donc en lui-même d’autre intérêt que d’être un support. La plus grande différence avec le rêve est la nature de ce support.