Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Mustafa Kemal (suite)

La bataille de la laïcisation

Le Gazi peut désormais engager la bataille de la laïcisation. Pour cela, il lui faut tout d’abord supprimer le califat. En effet, garant de la foi, le calife peut, au nom de l’islām, s’opposer à toute innovation : il est d’autant plus dangereux qu’il dispose d’une autorité spirituelle qui s’étend sur tout le monde musulman.

Une fois de plus, la lutte s’engage entre conservateurs et modernistes. Le Gazi accuse ses adversaires de vouloir, de connivence avec l’Angleterre, se servir du calife pour renverser la République. Le clergé est présenté comme traître à la nation, et l’Assemblée accepte de voter une loi condamnant à mort ceux qui s’opposent à la République et manifestent de la sympathie en faveur de l’ancien régime. Le 3 mars 1924, le califat, cette institution treize fois séculaire, est supprimé, à la grande consternation de tout le monde musulman. La même loi proclame la sécularisation totale de l’État. Il s’agit plus précisément de substituer des tribunaux et des codes modernes aux tribunaux et aux codes musulmans ainsi que des écoles d’État aux écoles de prêtres.

La législation, fondée sur les préceptes coraniques et les interprétations des docteurs de la loi, est bouleversée de fond en comble. Le statut personnel ne relève plus de l’islām. La polygamie est interdite, de même que la répudiation prononcée par le mari. Le Code civil suisse, adopté en 1926, donne à la femme turque des droits en principe identiques à ceux de la femme helvétique. Bien plus, pour abroger l’inégalité des sexes, le Gazi lui accorde les droits politiques et lui permet de se soustraire à des traditions surannées, tels le voile et le harem.

De même que la législation, l’enseignement est arraché à la religion. Toutes les écoles religieuses, y compris celles des chrétiens, sont abolies ou laïcisées. Un nouvel enseignement laïque se développe progressivement à tous les niveaux. Les programmes et les méthodes pédagogiques s’inspirent des systèmes en usage dans les pays européens. La nouvelle école vise la propagation des idées modernes et la formation d’une élite d’une grande vigueur physique et intellectuelle pour élever la Turquie au niveau d’une nation occidentale.

Mais Mustafa Kemal est impatient de rattraper l’Occident. Sans attendre les résultats de l’enseignement, il s’engage dans une entreprise d’occidentalisation qui touche chaque Turc jusque dans sa vie intime : son nom, sa langue et même ses vêtements. Après l’adoption du Code civil suisse, du Code commercial allemand, du Code pénal italien, du système métrique et du calendrier grégorien, le Gazi passe à l’occidentalisation des mœurs d’une population très marquée par les coutumes islamiques.

En 1926, il interdit le port du fez, « emblème de l’ignorance et du fanatisme », et impose le chapeau ou la casquette, « coiffure du monde civilisé ». Et, devant la réticence de la population, il fait voter par l’Assemblée, en juillet 1926, une loi assimilant le port du fez à un attentat contre la sûreté de l’État. Deux ans plus tard, il s’engage dans une campagne de latinisation de l’écriture turque. Il fait une tournée à travers le pays pour expliquer les difficultés et les inconvénients de l’écriture arabe, et pour initier personnellement la population à l’alphabet latin. Le 3 novembre 1928, l’usage de cet alphabet est rendu obligatoire dans tout le pays. Le Gazi impose ensuite à ses sujets l’adoption, à l’instar des Occidentaux, de noms patronymiques. Pour donner l’exemple, il commence lui-même par prendre un nom de famille : Atatürk, c’est-à-dire « Père des Turcs » (24 nov. 1934).


Les transformations économiques

Toutefois, Mustafa Kemal sait qu’on ne peut pas transformer la Turquie par de simples lois et discours, et que l’avance de l’Occident découle essentiellement de son développement économique. Il faut donc transformer les structures économiques du pays, développer son agriculture, le doter d’un excellent réseau de communications et jeter les bases d’une industrie pratiquement inexistante.

L’accroissement des moyens de transport, en permettant l’acheminement des céréales d’Anatolie vers les régions côtières, encourage les paysans à augmenter les surfaces cultivées et à introduire, avec l’aide des autorités, des méthodes de culture modernes. Aussi la surface ensemencée passe-t-elle de 1 829 000 ha en 1925 à 6 338 000 ha en 1938, et la production des céréales de 849 000 t en 1926 à 6,8 Mt en 1938. Il est vrai qu’au cours de cette période la population est passée de 13 millions à 18 millions d’habitants.

Mais la politique industrielle se heurte à un obstacle majeur : la pauvreté du pays en cadres, en techniciens et en capitaux. En effet, les Turcs sont essentiellement des paysans, des soldats et des fonctionnaires. Le commerce, les banques, l’industrie et même l’artisanat sont détenus par les minorités grecque et arménienne. Or, pour assurer l’« unité ethnique » de la Turquie et construire une nation homogène, le Gazi pratique une politique sévère à l’égard des allogènes, considérés comme des éléments troubles. Les Kurdes et les Arméniens sont vaincus et soumis. Les colonies grecques d’Asie Mineure (environ 2 millions d’habitants) sont échangées contre les Turcs installés en Grèce. De là une hémorragie de cadres qui devait, pour un temps, désarticuler l’économie du pays.

Malgré ces difficultés, Mustafa Kemal, très jaloux de son indépendance, ne fait pas appel aux puissances occidentales pour combler le vide laissé par les Grecs et les Arméniens. Et, s’il accepte l’assistance technique de l’U. R. S. S., il refuse toute intrusion de capitaux étrangers dans l’économie du pays. Au surplus, très édifié par l’histoire ottomane, il évite de rééditer la politique d’emprunt, qui constitue à ses yeux l’une des causes du déclin de l’Empire. Pour sauvegarder son indépendance, la Turquie doit donc vivre en autarcie financière. Elle constitue avec des moyens modestes un système de crédit contrôlé par l’État.