Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Mussolini (Benito) (suite)

Les années obscures

Son père, Alessandro, artisan forgeron dans cette Romagne turbulente dont Forli était le centre, ne manquait pas de vigueur révolutionnaire. Il avait prénommé son fils Benito en mémoire de Juárez, Amilcare en souvenir du communard garibaldien Amilcare Cipriani avec cette prédilection des Italiens pour les homonymies historiques, aussi bien celles de chefs victorieux comme Alexandre et César que de grands révoltés vaincus comme Spartacus.

Quand Benito vient au monde, le 29 juillet 1883 au village de Predappio, l’Italie est gouvernée depuis cinq ans par la gauche monarchiste, mais le socialisme, à peine ébauché, y subit encore plutôt l’influence de Kropotkine que celle de Marx. Mussolini en sa jeunesse regimbe contre la misère des classes populaires, qu’il partage lui-même, avec un tempérament anarchiste et brutal, qu’il doit pourtant brider au collège de Forlimpopoli, puis à l’école normale, car ses maîtres le jugent capable d’être instituteur. Entre-temps, son père est devenu aubergiste à Forli et écrit dans les petits journaux locaux des articles enflammés contre la bourgeoisie gouvernante. Mais parallèlement, après le désastre d’Adoua (1896), il collecte de l’argent pour les malades et les blessés revenus d’Abyssinie, et son fils de treize ans jure avec ses camarades d’école de venger les morts d’Adoua. Ainsi, dès son plus jeune âge, cohabitent en Benito Mussolini le sentiment nationaliste, qui le guidera plus tard, et la rébellion du plébéien dont le parti des travailleurs, d’inspiration marxiste, fondé à Gênes en 1892, va désormais orienter pour un temps les revendications.

Pour un temps seulement, car l’analphabétisme de la majeure partie du peuple italien ne lui permet guère d’avoir des chefs sortis de ses rangs. La paysannerie et le prolétariat urbain ne jouissent pas encore, d’ailleurs, du droit de suffrage, octroyé à 3 millions d’Italiens seulement (9,57 p. 100 de la population). Les chefs socialistes seront eux-mêmes des bourgeois et même des bourgeois aisés pour la plupart, juifs parfois, car la classe moyenne, elle aussi, est pauvre dans ce pays à peine industrialisé. Après les émeutes de Milan en 1898 et la répression brutale qui fera une centaine de morts, le courant réformiste devient prédominant dans le parti des travailleurs, et Mussolini s’en écarte. En 1912, au congrès de Reggio nell’Emilia, il ira jusqu’à faire exclure de ses rangs des hommes aussi marquants que Leonida Bissolati, Ivanoe Bonomi, Giuseppe Canepa, tandis que Filippo Turati, Claudio Trèves, Giuseppe Modigliani sont supplantés à la direction du parti et de son journal l’Avanti !

Qu’a fait Mussolini pendant les dix années obscures où il s’est écarté de la collaboration instaurée pratiquement entre le socialisme naissant et le chef inamovible de la majorité parlementaire, Giovanni Giolitti* ? Après avoir triomphé en 1904 d’une tentative de grève générale, Giolitti a aidé l’implantation de coopératives, de sociétés populaires, de syndicats socialistes, prouvé qu’il ne recherchait pas la victoire d’une idéologie, mais le progrès général de la nation, suivant un programme analogue à celui de Cavour*, de rigueur financière et de développement économique. Une élite ouvrière s’est ralliée à ce programme dans l’Italie du Nord à la suite des députés socialistes. L’évolution du jeune Mussolini a été sur presque tous les points à l’opposé.

Son diplôme d’instituteur ne lui a pas servi. L’école forme des maîtres qui restent souvent sans emploi. Ce sera son cas pendant deux ans d’amertume et de débauche désordonnée, c’est alors qu’il abandonne toute pratique religieuse (sa mère était chrétienne). En février 1902, une municipalité socialiste très pacifique l’appelle enfin en Émilie. Il s’y ennuie au bout de quelques mois et décide de passer en Suisse pour y devenir ouvrier. À Genève, puis à Lausanne, il trouve surtout des révolutionnaires et des anarchistes de tous pays, des Russes principalement. Lénine arrive à Genève moins d’un an après lui et y commence sa propagande. Mussolini travaille durement comme maçon, parfois sans abri, au contact des palaces luxueux où affluent les étrangers riches, et sa révolte s’aigrit contre une société injuste. À l’âge où il aurait dû rentrer en Italie pour faire son service militaire, il déserte. Les services du recrutement le condamnent pour la forme à un an de prison. Des intellectuelles émigrées, Vera Zassoulitch, Angelica Balabanoff, lui témoignent une amitié qu’il décevra cruellement.

A. Balabanoff le pousse à fréquenter l’université, les bibliothèques, guide ses lectures des écrivains révolutionnaires Kautsky, Nietzsche, Stirner, Blanqui. Plus tard, il découvrira Georges Sorel et exploitera ses Réflexions sur la violence, plus tard encore Machiavel. Sa culture et son courage le mettent assez rapidement en relief parmi les ouvriers italiens et il devient secrétaire de l’association des maçons de Lausanne. Il s’exerce aussi à parler et à écrire. Une conférence contradictoire l’oppose notamment à Émile Vandervelde, qui plus tard lui refusera la main dans une rencontre d’hommes d’État après la Première Guerre mondiale, et, de New York même, où débarquent chaque année des milliers d’émigrants italiens durant ces années de misère, on lui offre de collaborer à une feuille subversive. Sa personnalité inquiète enfin les autorités suisses, qui l’expulsent vers la France, où il restera peu. En 1904, une loi d’amnistie lui permet de rentrer en Italie pour y accomplir son service militaire, mais il reste tenu par la police pour un « dangereux anarchiste ». Il passe deux ans sous les drapeaux des bersaglieri et y laisse le souvenir d’un excellent soldat. On peut alors lui offrir sans crainte un poste d’instituteur à la frontière autrichienne de Carnie, puis il est nommé professeur de français à Oneglia, dans un collège technique, dont il effraie la direction par ses articles dans le journal des socialistes de Ligurie, La Lima.