Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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musique de chambre (suite)

Tant d’annexions successives rendent parfois difficile la délimitation d’une frontière entre la musique de chambre proprement dite et les genres musicaux les plus proches. C’est le genre symphonique qui influence l’unique œuvre de chambre de Bruckner, un quintette à cordes (1879), et une curieuse symbiose de l’esprit concertant et de la virtuosité anime une œuvre comme la sonate pour deux pianos et percussion (1937) de Béla Bartók* ; ou bien c’est l’inspiration religieuse qui imprègne un ouvrage comme le Quatuor pour la fin du temps (pour divers instruments, 1941) d’Olivier Messiaen*.

Le souvenir de la suite de danses et du divertissement donne une allure de sérénade à des œuvres de facture et d’écriture aussi dissemblables que le septuor avec piano et trompette de Saint-Saëns (1880), la sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy (1916), le 3e quatuor ou le 2e trio de Vincent d’Indy* (1928-29), la Cheminée du roi René (1939) de Darius Milhaud* ou certaines œuvres de Francis Poulenc*. De ce dernier, le Bestiaire (1919, pour voix et ensemble instrumental sur des poèmes d’Apollinaire) et des œuvres comme les Trois Poèmes de Mallarmé (1913) et les Chansons madécasses (1926) de Ravel, le Journal d’un disparu (1919, pour cinq voix et piano) de Janáček, les Trois Poésies de la lyrique japonaise de Stravinski* et le Pierrot lunaire de Schönberg*, composés la même année (1912), montrent le singulier élargissement de la notion de musique de chambre, prouvant l’enrichissement mutuel de genres aussi divers que la poésie, l’art vocal dans ce qu’il a de plus intime ou de plus lyrique, et la musique de chambre par son exigence d’économie des moyens utilisés.

La centaine de partitions de chambre, purement instrumentales, laissées par Paul Hindemith*, illustre bien cet écartèlement de l’esprit de la musique de chambre entre l’ascèse de l’écriture harmonique et contrapuntique, et la richesse foisonnante du style concertant : la série des six quatuors (1918-1945) et des sept Kammermusik (1921-1928) en portent témoignage.

Il n’en reste pas moins que, pour les compositeurs du xxe s., le quatuor à cordes reste l’expression suprême de la musique de chambre, comme si l’ombre de Beethoven continuait à s’étendre sur leurs créations en ce domaine. Darius Milhaud aime à souligner, dans l’abondance de son œuvre, l’importance de la série des dix-huit quatuors qu’il écrivit de 1912 à 1951, véritable somme dans l’exploration des ressources de la polytonalité. À la même époque, les quatuors composés par Alban Berg* (op. 3, 1910 ; Suite lyrique de 1925-26), Anton Webern* (1938) et Arnold Schönberg (quatre quatuors de 1905 à 1936) assurent que les compositeurs viennois avaient décidé d’adopter la même démarche que celle de Beethoven, appliquée, cette fois, à la recherche des possibilités de formation et d’évolution du langage sériel et dodécaphonique. Quant à l’œuvre de Bartók, elle rassemble en une synthèse remarquable les résultats des recherches anciennes dans les domaines de l’harmonie et du contrepoint, et les débuts des jeux modernes sur les timbres et les rythmes. Ni la veine populaire, ni l’aristocratie de l’abstraction pure, ni le lyrisme le plus direct ne sont absents des six quatuors écrits entre 1908 et 1939, qui forment, peut-être, l’ensemble le plus attachant de toute la production de musique de chambre pendant la première moitié du xxe s.

Il est difficile de prévoir l’orientation de la musique de chambre dans la seconde moitié de ce siècle. Depuis les années 1950, la création de la musique électronique ou électro-acoustique — qui offre un champ nouveau de recherches sur le son et le timbre manipulés par les musiciens —, l’utilisation d’instruments à percussion de plus en plus nombreux, l’introduction des notions de « forme ouverte » ou d’« aléa » dans le processus de la création, l’apparition du phénomène de « masse humaine » prise à témoin des expériences du compositeur devraient infléchir sensiblement l’esprit de la musique de chambre.

Il est certain que, dans des ouvrages aussi différents que le Quartetto d’archi (1960) de K. Penderecki* ou le Livre pour quatuor (1948-1950) de Pierre Boulez*, la complexité et le raffinement d’une écriture entièrement fixée apparentent ces œuvres à la tradition beethovénienne. Par contre, il est souvent malaisé d’évaluer ce qui unit ou sépare l’esprit traditionnel de la musique de chambre, le style symphonique ou concertant, la virtuosité pure, le figuratif ou l’abstrait, données qui président à la naissance d’œuvres contemporaines destinées pourtant à de petits ensembles. Laquelle de ces données inspire des œuvres écrites depuis une dizaine d’années comme Différences (pour flûte, clarinette, alto, violoncelle, harpe et bande magnétique) de Luciano Berio*, Stimmung (pour six chanteurs et « modulateur ») de K. Stockhausen* ou Trois Portraits de l’oiseau-qui-n’existe-pas (pour bande magnétique, cor, hautbois et clavecin) de François Bayle (né en 1932) ? Il semblerait toutefois que l’utilisation d’éléments électromagnétiques ait donné, jusqu’à présent, une dimension exclusive d’« ampleur résonnante », difficilement compatible avec le secret et l’intimité de la musique de chambre.

C’est lorsqu’il emploie un petit groupe d’instruments traditionnels que le créateur contemporain semble se rapprocher le plus de l’« esprit de chambre », même s’il y introduit la notion de mobilité des éléments compositionnels.

Mobilité d’interprétation dans le Quatuor (1964) du Polonais W. Lutosławski*, où chaque interprète peut jouer un texte entièrement rédigé dans le tempo qui lui convient, à la seule condition de se retrouver avec ses partenaires à de certains points de rendez-vous précisés sur la partition. Dans une œuvre monumentale, Rara, aux innombrables transformations instrumentales, depuis l’emploi du soliste jusqu’à celui de l’orchestre avec chœurs, Sylvano Bussotti (né en 1931) propose une phase instrumentale pour violon, alto, violoncelle, contrebasse et guitare (1964) dont le raffinement sonore lui confère un esprit de véritable musique de chambre moderne, indépendamment de l’idée de spectacle ajoutée par l’auteur. André Boucourechliev* n’hésite pas à se réclamer de l’esprit de « communication intuitive, presque divinatoire, qui n’appartient qu’au quatuor à cordes », dans son œuvre Archipel II (1969) au matériel thématique fermement proposé par l’auteur et librement disposé par les interprètes.