Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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musique (suite)

Un art nouveau

La polyphonie qui s’est développée de l’avènement des Capétiens (987) à la mort de Saint Louis (1270) nous donne, dès la fin du xiie s., les premiers monuments durables de la musique. Cet art sera vite taxé d’Ars* antiqua dès que se développe, au début du xive s., une écriture plus savante, plus souple. Le traité de Philippe de Vitry paru vers 1320 énonce les règles de ce nouvel écrire, de cet Ars* nova dont Jean XXII, pape à Avignon, défenseur de l’Ars antiqua, dénonce les abus. Il s’agit, en réalité, d’une codification de pratiques déjà en usage, qui assignent à la musique un caractère plus intellectuel, plus précis. Si la hauteur des sons est fixée par la notation, il faut attendre environ 1270-1280 pour que le rythme soit fixé également (d’où la difficulté de transcrire correctement les chansons des troubadours). L’Ars nova s’attachera donc aux concepts métriques. Il imposera le rythme binaire, noté en rouge, alors que le ternaire, en noir, était presque seul usité pour glorifier la Sainte-Trinité. L’isorythmie impose aux motifs une démarche symétrique, la tonalité cherche à se séparer de la modalité (inféodée aux modes ecclésiastiques) par le rôle de la tonique ( par exemple), de la dominante (la) et de la sensible (do dièse), attirée par la tonique (ré). L’écriture avec ce do dièse est qualifiée de musica ficta (feinte), et, pour éviter l’intervalle de triton (sol-do dièse), appelé diabolus in musica, on fait usage d’une seconde sensible (sol dièse).

Le chromatisme enrichit le langage, tandis que s’établissent les règles assez strictes du contrepoint, cet art de superposer plusieurs lignes mélodiques s’accompagnant mutuellement. Un génie incarne les novations du xive s. : Guillaume* de Machaut (v. 1300-1377). Poète-musicien, il a mené une vie brillante à la cour du roi Jean de Bohême, puis a servi Charles V et fini sa carrière comme chanoine de Reims. Son œuvre considérable est dominée par sa Messe Notre-Dame (appelée à tort Messe du sacre de Charles V). Elle proposait vers 1360 la première messe polyphonique complète à 4 voix avec parties instrumentales, conçue par un auteur unique et où des motifs communs (mélodiques et rythmiques) assurent l’unité de ce monument de science et de grandeur.


L’âge d’or de la polyphonie

Avec l’Ars nova, l’élan est donné, et le contrepoint va connaître une extraordinaire fortune grâce au génie de trois pays : l’Angleterre, la France, les Flandres. Déjà l’Ars nova avait conquis au xive s. l’Italie avec Iacopo da Bologna, Francesco Landino (« l’aveugle des orgues »). Florence est un centre particulièrement actif. La polyphonie s’y était éclaircie, et la mélodie enrichie par le don vocal des Italiens. Parmi les genres pratiqués (madrigal primitif, ballade), la caccia, ou chasse, exploite le canon issu de l’imitation des parties entre elles, comme dans le populaire Frère Jacques. Le modèle italien nous propose une basse sur laquelle deux voix traçant le même conduit se poursuivent tels le gibier et le chasseur. Appelé catch par les Anglais, ce genre nous donne un exemple parfait à 6 parties (un canon à 4 voix superposé à un autre canon à 2 voix), Sumer is icomen in, découvert à l’abbaye de Reading, probablement de la fin du xiiie s., document unique d’ailleurs, qui montre le rôle important joué par l’Angleterre.

La victoire anglaise d’Azincourt en 1415 installera en France l’un des premiers contrapuntistes du temps : John Dunstable († 1453). Son influence sur les Franco-Flamands est sensible, notamment chez Dufay*. Lui succèdent Gilles Binchois (v. 1400-1460), Ockeghem* (dont la mort v. 1496 donna lieu à des « déplorations »), Antoine Busnois († 1492), Obrecht* (1450-1505), maître de musique d’Érasme, Josquin Des* Prés (v. 1440-1521 ou 1524), dont l’art discipliné mais d’une libre expression fait le créateur le plus admiré de son temps, qu’il domine de haut. Tous excellent dans le grand motet, la messe sur thème liturgique ou populaire, comme « l’Homme armé », la chanson polyphonique. La plupart se sont formés dans les maîtrises, véritables foyers d’art. De chantres, ils passent maîtres de chapelle, voyagent dans toute l’Europe, y propagent une culture musicale des plus évoluées, servent dans les cours princières (celle des ducs de Bourgogne, entre autres), qui, à côté des églises, entretiennent leur propre chapelle.

Le style des Franco-Flamands pénètre en Allemagne, en Autriche avec Heinrich Isaak (v. 1445-1517), au service de l’empereur Maximilien, et particulièrement en Italie. Les échanges entre pays sont fréquents ; les styles s’interpénètrent d’autant plus que l’invention de l’imprimerie musicale à caractères mobiles par Ottaviano Petrucci vers 1498 va assurer dans toute l’Europe une grande diffusion des œuvres jusque-là manuscrites. À considérer cette brillante éclosion des xve et xvie s., on remarquera qu’elle coïncide pour les Italiens avec leur « quatrocento », qui voit une floraison exceptionnelle de tous les arts, pour les Français avec le grand mouvement humaniste de la Renaissance*, issu de la redécouverte de l’Antiquité et qui marque la philosophie, les lettres avec la Pléiade de Ronsard et de ses amis, bientôt la musique. Le thème imposé, autrefois confié à la seule basse, passe aux autres voix, et, surtout chez les Italiens, la partie supérieure de la polyphonie garde volontiers l’hégémonie : ce qui lui donne l’aspect d’une mélodie accompagnée par les autres voix, concept qui ne sera pleinement réalisé qu’au début du xvie s.

On voit ainsi comment la polyphonie du Moyen Âge, art collectif par excellence, va tendre vers une expression plus individuelle, plus souple, plus proche de la sensibilité, et ce à l’image des constructions sévères de l’art gothique — enchevêtrement des courbes, élan des voûtes —, qui va se clarifier et s’apaiser dans l’élégance des monuments renaissants. Après la mort de Josquin Des Prés, l’école franco-flamande reste vivante et trouve en Roland de Lassus* (né à Mons v. 1532) un véritable aboutissement. L’œuvre de Lassus, d’une haute signification, comporte 2 000 numéros dont le caractère international s’explique par de nombreux voyages. Nommé, vers 1563, maître de chapelle du duc Albert V en Bavière, Lassus y demeure jusqu’à sa mort à Munich en 1594. L’Italie va surtout bénéficier de l’apport franco-flamand et l’enrichir. Au xvie s., deux écoles rivalisent d’importance : la romaine et la vénitienne. La grande figure de l’école romaine, c’est Palestrina* (v. 1525-1594). Organiste, chanteur, maître de chapelle, on le trouve à la Sixtine en 1555, à l’église pontificale de Saint-Pierre en 1578. Il faut détruire la légende selon laquelle il aurait sauvé l’admirable langue du contrepoint vocal en composant la messe dédiée au pape Marcel II, son protecteur. Le concile de Trente de 1545 à 1563 était sur le point d’interdire le chant polyphonique à l’église sous prétexte que la pluralité des voix empêchait la compréhension du texte. Au surplus, l’usage comme teneur de chansons profanes était dénoncé comme incompatible avec la dignité du culte. On peut simplement affirmer que Palestrina connaissait à fond la science des Franco-Flamands, qu’il fut un novateur en la simplifiant. Car il usait souvent d’une déclamation en accords assurant à son écriture a cappella de 4 à 12 voix un équilibre d’une rare perfection, attribut de ses messes et motets. À cette même discipline se rattachent Marcantonio Ingegneri (v. 1547-1592), le maître de Monteverdi, Gregorio Allegri (1582-1652) ainsi que deux grands musiciens espagnols qui vécurent à Rome : Morales (vers 1500-1553) et Victoria* (v. 1548-1611). Le contrepoint linéaire de ce dernier est parfois remplacé par de longues tenues d’accords qui annoncent le concept de l’harmonie. Si Palestrina, son ami, peut, par sa sérénité, mériter l’épithète de classique, celle de romantique convient à l’œuvre ardente, plus libre de Victoria. Non moins importante est la seconde école italienne du xvie s., la vénitienne, qui s’est développée et vite particularisée dans la florissante république de Venise. À la base de son éclosion, on trouve un Flamand, cosmopolite, universel comme tout renaissant : Adriaan Willaert* (Bruges ou Roulers v. 1480 - Venise 1562). Maître de chapelle à Saint-Marc dès 1527, ce disciple de Josquin va mettre à profit une disposition de l’église riche de deux orgues édifiés sur deux tribunes se faisant vis-à-vis. Il concevra le double chœur à 8 parties d’abord vocal, puis instrumental, genre qui aura un grand retentissement, en ce sens qu’il va opposer deux groupes, deux collections de timbres : c’est le principe du concerto où alternent soli et ensembles, et de l’orchestration avec ses jeux de sonorités. Deux Vénitiens, Andrea Gabrieli* (v. 1510-1586) et son neveu Giovanni (1557-1612), poursuivent la route tracée par Willaert, maître du premier. Les fêtes fastueuses de Venise sont le prétexte de compositions de grande allure, où les voix, les instruments se répondent, s’unissent au travers d’un vaste espace. Il faut retenir de G. Gabrieli sa Sonata pian e forte à 8 parties (1597), où deux groupes se répondent, en douceur, puis en force. C’est la première fois que des nuances sont indiquées sur une musique.