Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Musil (Robert) (suite)

La polarité des fonctions spirituelles qui accable le vivisecteur et inspire sa recherche d’une synthèse postrationnelle sera bientôt transposée intégralement dans l’esprit du jeune Törless et motivera ensuite l’écriture des deux nouvelles de Noces (1911), dont il déterminera le caractère expérimental, le titre utopique, le thème et la structure idéelle et formelle. Déjà Törless est un vivisecteur plus méthodique dans ses réflexions et ses expériences avec l’imagination et la mémoire, plus exactement conscient de sa situation, des limites de ses possibilités et de sa tâche. Car l’histoire racontée dans ce premier livre (les Désarrois de l’élève Törless, 1906) d’une maturité étonnante n’est pas celle d’un épisode autobiographique ni même celle d’une phase intéressante et critique dans l’évolution psychique d’un adolescent ou d’adolescents types : sa véritable substance épique est le processus d’éclaircissement et d’intégration progressive, dans la conscience du garçon — et, de ce fait, dans le langage de la pensée —, d’une situation intellectuelle et morale compliquée. Fasciné par l’ambiguïté des phénomènes, dont l’aspect « nocturne » fait irruption dans le système faussement rassurant de la réalité officielle par le truchement de l’imagination créatrice et des mouvements incontrôlables de l’âme, il pressent l’existence de possibilités naturelles encore inexploitées de comportement humain, de connaissance et d’évolution spirituelle. À la différence de ses camarades, il résiste à la tentation de l’irrationalisme, sans pour autant se retrancher dans le positivisme. Ce solitaire s’engage dans des expériences et des expéditions symboliques, auxquelles se rattachent les motifs de la nuit, de la honte, du mensonge, de la trahison, de l’interdit social, de la sexualité et de l’animalité, motifs qui seront par la suite véhiculés par les protagonistes féminins ainsi que par un type d’hommes ambigu : comédiens, criminels ou aliénés. Mais, ce faisant, Törless tente désespérément de maintenir constant au-dessus de ces aventures psychiques le contrôle de la raison.

La lutte pour la symbiose des deux perspectives, située à l’extrême pointe de la lucidité qui veut arracher à l’inconscient et à l’irrationnel leurs richesses, l’auteur la reprend de façon plus exclusive encore dans Noces. Ces deux textes d’une rare densité sont des compositions remarquablement élaborées à plusieurs niveaux. Elles sont soumises jusque dans les subtilités de la syntaxe et de la ponctuation à des lois formelles rigoureuses qui, à leur tour, reflètent la structure dialectique aux différents niveaux des thèmes, de la psychologie, des constellations de motifs et de personnages symboliques et de l’enchevêtrement savant des chaînes de concepts et des associations d’images. Arrivée à ce degré de maîtrise, la littérature devient un moyen d’interpréter la vie en la reflétant exactement. Ses possibilités dépassent celles de la méthode rationnelle des sciences exactes, qui réduit nécessairement le phénomène vivant quand elle le fixe dans un système de concepts : la littérature, en effet, peut utiliser le langage conceptuel et faire, en outre, usage du langage imagé (métaphore ou comparaison). Elle réussit à respecter la nature originelle, indéfinie et mouvante du vivant, tout en lui offrant une possibilité de s’exprimer, c’est-à-dire de se réaliser, dans une forme adéquate, souple, équivoque, suggestive et ouverte. La Première Guerre mondiale fournit un motif nouveau, qui fait son apparition dans plusieurs récits et nouvelles (la Portugaise, 1923 ; le Merle, 1928 ; indirectement dans Grigia, 1921), avant de fournir à l’Homme sans qualités, qu’on a pu appeler une phénoménologie de la guerre, son motif charnière et la base concrète et idéologique de sa structure. Cette expérience élargit surtout le champ de ses investigations sur la nature humaine et sur l’esprit de son temps, elle ajoute à sa conception des problèmes humains une dimension sociologique qui n’ira qu’en s’accentuant. Elle développe la qualité satirique de son regard, ce qui aboutira à la découverte du « style satirique » pour son roman principal et de l’« ironie constructive » qui en caractérisera la structure.

Les premières semaines de la guerre, théâtre du déferlement généralisé d’une vague d’émotions collectives, lui ont donné un moment l’espoir que la réalisation de l’utopie d’un homme nouveau au sortir de ce bouleversement n’était peut-être pas illusoire. Mais le déroulement ultérieur et le rapide retour des mentalités à la normalité augmentent encore son scepticisme à l’égard des chances de l’esprit et des probabilités de transformation de l’homme intérieur dans le monde d’après guerre. Cette évolution le confirme dans son opposition de principe au système de la réalité, dans laquelle il apprend, cependant, à discerner de façon de plus en plus précise et concrète une réalité nationale, européenne ou occidentale, historique, politique, sociale et culturelle. Dans d’importants essais publiés dans la décennie qui suit la fin de la guerre, Musil analyse avec acuité la crise de la civilisation de son époque (v. notamment Esprit et expérience, 1921 ; l’Europe en détresse, 1922 ; Théâtre de symptômes, 1922-23 ; le fragment l’Homme allemand en tant que symptôme). Il continue d’attirer l’attention sur sa théorie du caractère indéterminé de la nature humaine, sur la nécessité d’une morale plus fonctionnelle adaptée au niveau des connaissances du siècle, sur l’urgence d’une meilleure organisation des forces intellectuelles et spirituelles au niveau collectif et officiel, et sur l’importance particulière des problèmes de l’éducation. Dans ce cadre s’inscrivent également ses écrits sur le théâtre, ses plaidoyers pour un art créatif qui réinvente à l’infini l’homme intérieur et ses rapports au monde, en lui proposant des extensions attrayantes de ses possibilités de comportement et en maintenant en éveil l’inachevé qui est en lui (l’Inconvenant et le maladif dans l’art, 1911 ; l’Homme mathématique, 1913 ; Esquisse de la connaissance de l’écrivain, 1918 ; Prolégomènes à une esthétique nouvelle, 1925). Sa pièce de théâtre les Exaltés (1921), dont l’originalité et la puissance attendent encore d’être reconnues, est une illustration de cette conception de l’art. Elle est aussi une orchestration de tous les thèmes, motifs et problèmes des œuvres de jeunesse, confrontés avec les vues élargies qui s’expriment dans les essais et dans le roman principal que Musil prépare au cours de la même décennie. Les positions clés de l’esprit du temps se rencontrent sur la scène en une constellation mouvante et constituent comme un champ magnétique aux tensions multiples.