Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Un thème né de la nature des choses est le fakhr, terme intraduisible, qui exprime à la fois l’orgueil du poète, son exultation devant ses propres exploits et ceux de son groupe en face d’un adversaire qui n’est que couardise et bassesse. Cette glorification de l’individu et des siens éclate à un moment donné et se développe dans le genre laudatif proprement dit, où le poète célèbre d’abord les notables de sa tribu, puis des protecteurs comme les rois de Ḥīra ou le Prophète de l’islām, enfin les grands personnages et le calife de la dynastie omeyyade ou les chefs de partis chi‘ites ou khāridjites. Avec la génération d’al-Farazdaq et de ses émules apparaissent déjà le poids du poncif et l’impuissance à s’en évader.

Dans une telle ambiance, l’épigramme et la satire traduisent la haine de tout ce qui s’oppose au poète, à son groupe ou au protecteur qu’il s’est donné. Le trait est truculent, acéré ; il vise l’adversaire en ses parties les plus vulnérables, ne ménageant ni les ancêtres ni les femmes ; presque toujours il se juxtapose au développement laudatif, car il en constitue l’antithèse.

Les thèmes de sapience se trouvent çà et là dans des satires ou des panégyriques, mais surtout au début des thrènes. Le contenu en est mince ; le destin, ou dahr, y est évoqué comme une force invincible qui frappe l’homme à l’improviste, qu’il soit puissant ou faible, jeune ou chargé d’ans ; à la résignation mêlée de constance, ou ṣabr, le sage fait appel sans espoir d’être entendu. Chez les poètes, l’islām n’a rien apporté de vraiment vivifiant et surtout pas encore une méditation sur la solitude de l’homme dans un univers où Dieu est seulement senti et conçu comme une transcendance. En face de cette représentation désespérante, l’appel aux joies de la vie était inévitable ; le poète archaïque y cède, mais cela ne lui inspire que des descriptions bachiques, dont la formulation apparaît déjà stéréotypée dans quelques pièces d’al-A‘chā ou d’al-Akhṭal ; souvent, d’ailleurs, ces thèmes rejoignent le fakhr, car l’occasion est belle pour le poète d’y afficher sa prodigalité insouciante et ses défis à la décence.

Le lyrisme du poète archaïque a revêtu des formes multiples. À certains égards, cette explosion du « moi » qu’est le fakhr en est une. C’est toutefois, d’une façon générale, dans le prologue élégiaque de la qaṣīda qu’on doit en rechercher l’expression la plus ancienne. Dans le monde des Bédouins, l’élégie d’amour participe certainement d’une réalité vécue ; le poète n’invente rien quand il dit sa tristesse devant les campements abandonnés, sa solitude dans la nuit où il rêve de l’aimée, la visite en songe de celle qu’il a perdue, l’arrachement de la séparation dans le tumulte d’un départ en transhumance. Par malheur, l’expression de ces sentiments vécus s’offre à nous en clichés, en formules figées qui ne permettent plus à l’artiste d’évoquer d’éternelles vérités. Il faut attendre les Hedjaziens, comme ‘Umar ibn Abī Rabi‘a, pour que soit insufflée une existence nouvelle à ces formulations usées ; surtout il convient qu’une société blasée cultive ses inquiétudes et son insatisfaction pour que le drame des affinités électives apparaisse dans une poésie en quête de rajeunissement. La psychologie de l’amant et de l’amante se précise ; l’émoi des amours naissantes, des retrouvailles, de la jalousie et des ruptures impose la recherche d’un style nouveau, dépouillé, propre à fixer une scène, un souvenir ; la passion s’exalte par le refus. Tout convie à l’épanouissement de l’esprit « courtois ».


La primauté littéraire de l’Iraq (de 725 à 925)

La prise du pouvoir par les ‘Abbāssides et la fondation de Bagdad en 762 consacrent la primauté de l’Iraq dans tous les domaines pour deux siècles. Les règnes d’al-Rachīd (786-809) et d’al-Ma’mūn (813-833) confèrent à l’Empire un éclat jusque-là inégalé, et, en dépit de crises lors des changements de règne, l’ascension économique permet à l’aristocratie et à l’oligarchie en place d’assumer leur rôle social dans le domaine de l’esprit ; le mécénat devient une institution dont l’existence assure l’épanouissement des arts, des sciences et de l’érudition. De plus en plus s’affirme l’activité des métropoles urbaines dans la vie religieuse et intellectuelle. Ce sont des creusets où se fondent les ethnies, où les Iraniens apportent le trésor de leur civilisation, où les Arabes font triompher la langue et la religion qu’ils se sont données, où les minorités juives, chrétiennes et sabéennes de Ḥarrān introduisent le ferment de la culture hellénistique.

En littérature, durant un siècle environ, on assiste à une ascension où poésie et œuvres en prose sont remises en question dans le fond et la forme. Ensuite s’établit une sorte d’équilibre, au cours duquel s’éliminent certaines hardiesses et s’élaborent des doctrines qu’on pourrait nommer classiques. Il paraît nécessaire de tenir compte de cette évolution, qui traduit le jeu d’influences particulières. Le « fait coranique » favorise les études juridiques et théologiques. Les recherches qui concernent la langue ne sauraient être séparées de l’exégèse, de la philologie et de la stylistique ; elles conduisent à la fondation de deux écoles rivales ; l’une, dite « de Bassora », a pour maître Sībawayh et se distingue par l’allure normative de son système, répudié par l’école dite « de Kūfa », plus ouverte aux aspects vivants du langage. La grammaire et les sciences coraniques sont primordiales dans la formation intellectuelle, et leur rôle explique les aspects d’un humanisme ouvert sur le monde.


La poésie jusque vers 825

• Le mécénat et l’écartèlement du poète. Dans la société qui s’installe en Iraq avec les ‘Abbāssides, tout conspire à faire du poète un panégyriste, un courtisan, voire un amuseur. Ses origines plébéiennes, son état d’affranchi souvent, son âpre désir de parvenir à la richesse et aux honneurs, le raffinement et la culture de ses protecteurs incitent au surplus cet ornement de cour ou de salon à se complaire dans sa sujétion ; si, d’aventure, il tente de s’y soustraire, le mécène sait le rappeler à sa fonction sociale. Cette situation n’est, certes, pas nouvelle. Dès le vie s. à Ḥīra et plus tard sous les Omeyyades, le poète avait subi cette loi d’airain. Tout au plus peut-on dire qu’avec les temps nouveaux et l’exemple de la cour califienne cette loi s’est faite plus contraignante.