Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

• Les Hedjaziens et l’approche de l’esprit « courtois ». L’éclipse politique du Hedjaz, à la suite du transfert des Omeyyades en Syrie, a eu pour le lyrisme des conséquences heureuses et durables. À Médine et à La Mecque, après l’écrasement de l’insurrection de ‘Abd-Allāh ibn al-Zubayr en 692, se retrouve une société composite, où des musiciens, des amuseurs aux mœurs indécises y vivent des largesses de quelques esthètes ; des panégyristes comme Kuthayyir et Nuṣayb y déploient sans conviction leur talent auprès des hommes en place, tandis que d’autres, en général des aristocrates, forment une sorte de cour d’amour autour de quelques dames émancipées. Dans ce milieu, où l’on s’ennuie d’une vie oisive et sans espoir, le goût du plaisir s’installe ; un peu de rêve s’y mêle, la passion y gagne tout ce que la rigueur des mœurs peut y perdre.

Dans ce climat, le lyrisme tel qu’il s’est développé chez les poètes du désert se transforme, et des Hedjaziens comme al-Aḥwaṣ al-Ansārī (Médine v. 655 - † 728) ou al-‘Ardjī (Ṭa’if 694 - Médine 738) l’engagent dans une voie nouvelle, qui aboutira ailleurs et plus tard à l’esprit « courtois ». Plus que tout autre, ‘Umar ibn Abī Rabī‘a (La Mecque v. 644 - Ṭā’if av. 721) nous apparaît comme le chef de ce mouvement ; riche, distingué et de noble origine, célèbre par ses amours pour des dames mecquoises de haute naissance, cet élégiaque, à travers les récits qu’on fera sur lui, nous apparaît comme un bourreau des cœurs raffiné capable parfois de passion. Son œuvre est sans doute suspecte en certaines de ses parties ; elle reflète cependant bien le drame de cette existence où la passion amoureuse l’a emporté sur toutes les autres formes de l’être ; pas une pièce d’inspiration traditionnelle, rien qui rappelle la « bédouinité » et la lutte pour la vie ; tout est ici l’expression du sentiment, refus de la recherche verbale pour elle-même, exquise transfiguration, mais non altération du réel ; avec cet élégiaque, l’esprit « courtois » est proche, et parfois des pasticheurs malhabiles n’ont point su se défendre d’y tomber.

• Le poète et son instrument. Chez les Arabes jusqu’au début du viiie s., l’art des vers est un don qui procède d’une puissance magique, donc redoutable ; un djinn apparaît souvent comme un acolyte inspirant louanges et satires. Ce don est parfois héréditaire, mais il s’affirme par l’étude, en sorte que le rimeur est toujours un homme de « métier ».

Dès le vie s., mais sans doute bien plus tôt, s’est constitué un système prosodique, peut-être originaire d’Arabie centrale ou orientale, fondé à la fois sur l’alternance des syllabes longues et brèves et sur la séquence de tons accentués et faibles ; cet instrument, dès cette époque, a atteint une rare perfection. Il paraît établi que le poète nomade, durant toute la période considérée, a utilisé un mètre spécifiquement fait pour l’improvisation et cinq mètres amples, solennels ou rapides affectés à la composition des odes, des thrènes et des satires élaborées ; il est donné à penser qu’à Ḥīra et, plus tard, à Médine se sont ajoutés à cette série fondamentale cinq ou six autres mètres de rythme plus varié, très proches de cadences musicales dont ils sont peut-être issus ; cette seconde série a dû être affectée très tôt à des compositions lyriques ou élégiaques. C’est seulement à Bassora que le grammairien al-Khalīl († apr. 786) élaborera la métrique qui porte son nom ; à ce moment, le nombre des mètres s’élèvera à quatorze, et des règles aussi compliquées que nombreuses définiront les cas où se présentent des apocopes, des contractions ou des élisions syllabiques. Dans cette prosodie, qui restera classique, le vers constitue un ensemble autonome, terminé par une rime très riche et parfois compliquée. Durant toute cette période, le poète, pour ses compositions élaborées, ne dispose guère que de trois cadres : le thrène, ou déploration sur un mort, dont les origines sémitiques sont très anciennes ; la satire, qui peut se réduire à une épigramme de quelques vers ou s’intégrer dans le troisième cadre, ou qaṣīda. Ce terme, qui signifie souvent « poème » en général, est à l’époque archaïque une ode tripartite comprenant un prélude élégiaque, un chant de prouesses, où est décrite la « quête » de la dame aimée, et enfin un panégyrique. Cette qāṣīda, dans nos textes, est cependant loin de se présenter en cette forme complète : parfois le prélude tombe — et c’est fréquent chez al-Farazdaq —, parfois le chant de prouesses se réduit à quelques vers, tandis que la satire s’intègre antithétiquement dans le panégyrique. Bien entendu, le monde arabe, durant toute la période en cause, n’a pas ignoré l’improvisation familière, la berceuse, le chant de travail ou la cantilène chamelière, mais, par leur caractère même, ces improvisations nous ont été seulement conservées en très petit nombre.

• Le poète et les genres. À l’époque archaïque, le poète arabe ne connaît que progressivement la distinction entre les genres. L’inspiration lui vient d’un choc intérieur ou extérieur ; il lui cède, mais ne la conduit pour ainsi dire pas. Le travail de l’artiste n’intervient qu’ensuite, pour aboutir à des pièces élaborées où plusieurs dominantes se juxtaposent. Ce que nous nommons genre est donc à définir en fonction d’une subjectivité et d’un dynamisme. Pour s’exprimer, le poète dispose d’éléments thématiques qui évoquent des thèmes éternels en milieu bédouin : l’amour, l’instinct de puissance, l’affirmation du « moi » par le jeu de vertus cardinales telles que le courage, la générosité ou la noblesse personnelle et tribale.

La description tient une large place dans ces œuvres en vers ; elle porte sur le monde où le Bédouin s’acharne à survivre, sur les hôtes du désert, onagres, oryx ou gazelles, sur sa chamelle ou son cheval, qui font son orgueil. Visuel, le poète observe et distingue, mais il ne décrit pas, et tout son art est évocation par touches et séries de traits qui suggèrent. Les scènes de violence, les combats s’inscrivent dans un dessein plus général, qui vise à dénoncer le vaincu et à magnifier le vainqueur.