Munch (Edvard) (suite)
Le père de l’expressionnisme
Mais, à la différence de Gauguin, chez qui la dimension du mythe l’emporte radicalement sur la dimension de l’histoire, Munch demeure essentiellement axé sur la douleur (et, dialectiquement, sur l’espoir de la non-douleur), ce qui le destinait à devenir le peintre par excellence de ce déchirement de l’être-au-monde et de cette quasi-impossibilité de vivre sur lesquels va se fonder l’expressionnisme allemand (et autrichien). Mais, à travers Munch, on distingue parfaitement tout ce que l’expressionnisme recueille du symbolisme*, alors en plein essor. En 1892, à sa première exposition berlinoise, qui fait scandale et que l’on ferme aussitôt, la rencontre décisive avec l’Allemagne a lieu. Munch s’installe à Berlin, où il se lie avec le dramaturge suédois Strindberg*, le critique autrichien Julius Meier-Gräfe et l’esthéticien polonais Stanisław Przybyszewski ; bien que, nous l’avons vu, ce soit à Paris qu’il ait déterminé son style personnel, il se découvre plus d’affinités avec l’élite intellectuelle et artistique de la capitale allemande. Son univers est trop torturé sans doute, trop gonflé d’émotion, trop excessif en somme pour convenir aux goûts raffinés de l’avant-garde parisienne, au sein de laquelle seul le critique Édouard Gérard se montre pleinement sensible à son art (Gauguin, d’ailleurs, n’est guère mieux accepté). Néanmoins, il revient à Paris en 1896, fréquente les milieux symbolistes, grave le portrait de Mallarmé*, dessine pour le théâtre de l’Œuvre les décors et les costumes du Peer Gynt de son compatriote Ibsen*, expose en 1897 au Salon des indépendants la Frise de la vie. Il s’installe de nouveau en Allemagne de 1898 à 1908, séjour entrecoupé de brefs et nombreux voyages en France, en Italie et en Norvège. En 1908, il est atteint de troubles psychiques : il ne peut traverser une rue sans l’aide d’un ou de plusieurs verres d’alcool, et des idées de persécution l’assaillent. À l’issue des huit mois qu’il passe à Copenhague dans la clinique du docteur Jacobson, il est guéri, mais il ramène de cette plongée dans les abîmes un beau texte lyrique, Alpha et oméga (1909), qui constitue si l’on veut sa version personnelle de la Genèse. Dès lors, il se réinstalle définitivement en Norvège.
La lumière de l’amour
Sur la foi des commentaires amers de Strindberg, on a parfois conclu à tort que l’œuvre de Munch était misogyne. Certes, il n’a pas dissimulé le rôle castrateur que peut jouer la femme dans la vie de l’homme, surtout lorsqu’elle lui retire ou lui refuse son amour (Séparation, 1894 ; Jalousie, 1896 ; la Mort de Marat, 1907), mais nul n’a mis autant de conviction dans la peinture de l’amour (le Baiser, 1895-1897). L’amour tel qu’il le montre est chose plus effrayante que tendre, et la jeune vierge nue de Puberté (1892, musée Munch, Oslo) se glace à la fois d’espoir et de peur à cette seule pensée. Le mélange d’attirance et d’appréhension que dégagent ses figures de femmes leur confère ce rayonnement particulier que l’on trouve aussi chez les héroïnes de Gustave Moreau*, qui participent de la même célébration conjuratrice. Redoutée en même temps que désirée, la femme s’entoure chez Munch de toute la splendeur qui convient à ses apparitions, celle (comme chez Moreau encore, ou chez Gauguin) de la couleur portée à son rayonnement majeur et à sa densité extrême : ce flamboiement chromatique autour de la femme ou de l’idée de la femme — car, invisible, elle emplit cependant de sa présence occulte des tableaux comme le Cri ou, en 1900, l’admirable Vigne vierge rouge — est ce qui donne à la couleur, chez Munch, cette dimension que l’on chercherait en vain chez les fauves*. Et même dans l’œuvre apaisée d’après 1909, si la tension intérieure devient moins apparente, le flamboiement persiste et la femme demeure, comme dans le Modèle au fauteuil de 1929, le problème toujours posé et jamais résolu.
J. P.
R. Stenersen, Edvard Munch (Stockholm, 1944). / O. Kokoschka, Der Expressionismus Edvard Munchs (Vienne, 1953). / A. Moen, Edvard Munch, Graphic Art and Painting (Oslo, 1956-1958 ; 3 vol.). / O. Benesch, Edvard Munch (Cologne, 1960). / G. Svengêns, Edvard Munch, das Universum der Melancholie (Lund, 1968). /J. Selz, Edvard Munch (Flammarion, 1974).