Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

L’existence, à la périphérie du domaine arabe, de centres sédentaires comme Ḥīra, par exemple, crée un courant qui attire le poète hors de son groupe originel sans qu’il rompe pour autant avec lui. Ce fait, gros de conséquences pour la vie littéraire, se prolongera longtemps sous une forme à peine changée. Dès la fin du vie s., à Ḥīra, le roi al-Nu‘mān III († 602) avait groupé une véritable cour où affluaient des panégyristes originaires des steppes euphratiennes, de Yamāma et d’Arabie centrale, tels Ṭarafa, du groupe bakr, ou ‘Adiy ibn Zayd, issu d’une famille des Tamīm, passée au service des monarques lakhmides.

De cet ensemble émerge une personnalité, le célèbre al-Nābirha, issu des Dhubyān d’Arabie centrale, en crédit auprès du lakhmide al-Nu‘mān III, passé, à la suite d’une disgrâce, à la cour des Rhassānides de Damascène, avant de rentrer en faveur auprès de son premier protecteur ; de son œuvre subsistent moins de mille vers, qui sont toutefois fort représentatifs de la « manière » d’un panégyriste tel qu’on se le représentait dans les milieux iraqiens des viiie et ixe s. ; l’ode d’apparat conservée sous son nom dans le florilège nommé al-Mu‘allaqāt (les Pendentifs) est une page d’anthologie très suggestive tant elle est évocatrice du genre laudatif à l’époque archaïque.

C’est aussi dans la région de Ḥīra que naît le chrétien al-A‘chā Maymūn ; sa vie fut celle d’un panégyriste « itinérant » ; elle s’écoula d’abord dans sa ville natale, puis auprès de sayyīds, également chrétiens, en Yamāma et au Nadjrān ; un hasard fit qu’al-A‘chā n’embrassa pas l’islām ; revenu à Ḥīra, il y mourut vers 629. Son œuvre, rassemblée par un chrétien de Ḥīra, semble avoir joui d’une grande vogue à Bassora jusqu’à la fin du ixe s. ; elle nous est malheureusement parvenue très mutilée dans une recension tardive ; par les mètres utilisés, par la langue et surtout par le développement des thèmes élégiaques et religieux, elle revêt une importance toute spéciale quand on tente d’évoquer les aspects de la poésie des sédentaires dans la capitale des rois lakhmides. Dès cette époque, le poète semble déjà contraint de se dédoubler ; comme panégyriste, il appartient à la mondanité et à la tradition bédouine, et, comme élégiaque, il cède à un mouvement intérieur où s’expriment les inquiétudes du croyant et les désirs de l’épicurien. Peut-être est-on en droit de rechercher dans cette œuvre si malmenée par le temps les premières manifestations du lyrisme particulier à des poètes iraqiens comme Bachchār et Abū Nuwās.

• Le poète à l’appel de l’islām. Au cours des dix années de sa prédication à La Mecque, Mahomet ne manifeste que défiance et hostilité envers le monde des poètes ; le Coran se fait l’écho de cette attitude dans la surate XXVI, 224-226 : « Les poètes sont suivis par ceux qui errent. Ne vois-tu point qu’en chaque vallée ils divaguent, et disent ce qu’ils ne font point. » Lors de son installation à Médine en 622, les luttes entre les poètes de clans opposés sont dans toutes les mémoires et ne peuvent que confirmer cette condamnation. Mais la politique a ses contraintes. À mesure que l’État constitué par Mahomet s’étend sur la mouvance de Médine, puis sur l’Arabie centrale et méridionale, le chef de la jeune communauté sent qu’il faut faire taire ses réticences envers le monde irritable, fanfaron et versatile des rimeurs à gages ; une révélation coranique vient atténuer la condamnation prononcée à La Mecque. Parmi les convertis se trouvent des poètes prêts à servir avec sincérité Mahomet et sa doctrine. Le plus fameux est Ḥassān ibn Thābit ; d’abord panégyriste des phylarques de Damascène, auprès desquels il se rend régulièrement, il a dépassé la cinquantaine quand il embrasse l’islām ; pendant dix ans, il vit toutes les péripéties qui vont porter le jeune État à son apogée ; il s’éteint centenaire vers 660, mais, dès la mort du maître en 632, il s’était déjà enfermé dans le silence. Son dīwān (divan), expurgé de tout ce que Ḥassān a composé avant sa conversion, révèle des retouches, mais conserve l’essentiel du jaillissement primitif et l’allure polémique des répliques ; pourtant, le panégyriste de Mahomet et de sa communauté demeure fondamentalement attaché à sa « manière » primitive ; sa conversion l’a poussé certes dans une voie nouvelle, mais ne l’a point conduit à traduire une expérience religieuse l’élevant au-dessus de son rôle de thuriféraire.

En dépit de la réhabilitation partielle dont les poètes et leur art ont été l’objet, l’islām primitif reste réticent à leur égard ; les pieux compagnons du Prophète continuent à voir en eux des survivances du paganisme. Cette attitude semble, au surplus, justifiée par des poètes de piètre ferveur qui affluent à Médine, devenue centre d’attraction pour des panégyristes besogneux. Al-Ḥuṭay’a, originaire d’Arabie centrale († v. 661), caractérise ce genre de personnage, dont les odes à des chefs locaux et les satires contre des rivaux révèlent la permanence du paganisme en ses formes les plus insolentes et attestent une évidente irréligiosité.


La poésie archaïque (depuis 670 jusque vers 725)

• Le poète intégré à l’islām. La génération des poètes nés après 650 n’a rien connu des luttes premières de l’islām en expansion ; l’implantation en Iraq et en Syrie-Palestine est pour elle un fait inscrit dans l’histoire ; l’établissement d’éléments arabes aux confins du monde conquis en est à ses yeux la suite normale. Dans la nouvelle conjoncture politique, la montée de l’Iraq s’achève grâce à la convergence de circonstances favorables ; l’avènement au califat du clan mecquois des Omeyyades a pour conséquence le transfert de la capitale de l’empire à Damas ; de ce fait, Médine et La Mecque sont rendues à leur rôle de métropoles religieuses, tandis que Bassora et Kūfa voient grandir leur importance économique, politique et culturelle. Lentement, le « fait coranique » développe des modes de penser et de croire où l’islām trouve ses assises dans l’« arabicité ». Dans le bouillonnement des passions politico-religieuses, dans l’affrontement des luttes tribales héritées du préislām, que devient la poésie, principale forme de l’activité littéraire concevable en un tel milieu ? Deux courants s’y dessinent : l’un est la continuation des traditions caractérisant la bédouinité, l’autre, au contraire, annonce la prévalence de tendances nouvelles imposées par la vie en de grands centres urbains.