Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

La poésie archaïque (jusque vers 670)

Comme la prose rimée, la poésie a suivi l’expansion de l’islām hors du domaine péninsulaire. Dans une première phase, elle perpétue des traditions séculaires nées dans le monde des nomades et implantées dans les centres sédentaires comme Ḥīra et Médine par des poètes originaires pour la plupart d’Arabie centrale. Une seconde phase va de 670 jusque vers 725 et révèle d’intéressantes adaptations au contact d’un milieu social, politique et religieux, jusque-là superficiellement connu de l’Arabie ancienne.

• Valeur d’évocation des textes poétiques. Nos idées sur les œuvres en vers apparues durant cette période se fondent sur des textes fixés par des logographes iraqiens, après un long cheminement oral dont on devine les péripéties. Seule une infime partie de cette littérature en vers nous a été conservée ; le reste, c’est-à-dire presque tout, est retombé au néant, ou bien parce qu’il s’agissait de pièces improvisées, ou bien parce que des circonstances défavorables n’en avaient pas permis la transmission écrite. Vers le milieu du viiie s. se dessine un mouvement pour organiser une collecte orale, grâce au zèle de rapporteurs, ou rāwiya, dont certains, par malheur, sont des pasticheurs émérites, tels le célèbre Ḥammād ou son contemporain plus jeune Khalāf. Avec le coufien al-Mufaḍḍal al-Ḍabbī († 786) intervient la « sanction de l’écriture ». Dès ce moment s’est posé aux philologues iraqiens un double problème : celui de l’authenticité relative des textes colligés et leur attribution à des poètes nommément connus. En général, la défiance perce chez les logographes, qui considèrent leur œuvre achevée vers la fin du ixe s. C’est hélas ! à partir de textes aussi suspects que se sont édifiées les idées et les théories médiévales touchant cette poésie archaïque. Disons toutefois, à la décharge des savants iraqiens, que l’essentiel pour eux consistait moins dans la recherche d’une authenticité, presque toujours impossible à établir, que dans la découverte des valeurs esthétiques des textes conservés. La critique moderne chez les orientalistes, dès la fin du xixe s., devait naturellement réviser cette position. David Samuel Margoliouth, en 1925, vint relancer le débat ; deux ans plus tard, reprenant cette thèse, le critique et historien égyptien Ṭāhā Ḥusayn lui donna une forme encore plus radicale en affirmant que rien de ce qui nous est parvenu sous le nom de poésie préislamique n’est authentique et, par conséquent, capable d’évoquer le milieu arabe des vie et viie s. Cette position devait soulever de véhémentes ripostes chez des lettrés, qui, brusquement, se trouvaient ainsi dépossédés d’une partie de leur patrimoine culturel. Énoncé en ces termes sans appel, le problème demeure insoluble. Ni l’authenticité des œuvres ni leur attribution à des poètes particuliers ne sont plus actuellement possibles. Dans cette masse de poèmes et de fragments parvenus jusqu’à nous, tout s’est coalisé pour altérer ou réduire à peu le fond primitif. Dans ces conditions ne vaut-il pas mieux se résigner à l’irréparable et se borner à tirer de ces vestiges ce qu’ils sont encore capables de nous procurer ? Dans les quelque trente mille vers sauvés par le zèle des logographes iraqiens, il est sans nul doute des éléments propres à évoquer ce que fut la poésie archaïque en son jaillissement originel. Par ailleurs, les œuvres de la fin de cette période, moins perturbées lors de la transmission orale, forcément plus courte, attestent d’indiscutables permanences thématiques et formelles remontant à un lointain passé. Enfin, des pastiches célèbres comme ceux de Khalāf le Roux volent à notre secours dans notre tentative pour remonter aux sources ; fidèles par essence même aux modèles qui les ont inspirés, ils en évoquent les procédés dans ce qu’ils ont de plus typique. À défaut de composition ayant pour nous valeur d’authentique, nous disposons donc d’une masse de textes attestant en ses aspects distinctifs la poésie arabe des vie et viie s.

• Le poète archaïque vers 670. Dès le vie s., le monde des nomades depuis le Hedjaz jusqu’aux steppes de l’Euphrate nous apparaît comme une sorte de réserve où pullulent les poètes et les poétesses. De cette foule, les logographes iraqiens se sont évertués à faire surgir des figures dont l’historicité est parfois contestable, mais dont les traits symbolisent les permanences d’un milieu plein de contrastes. Celui qui possède le don des vers est lié à son groupe ; il en partage les succès et les revers, assiste aux combats où il ranime les courages ; il célèbre les héros morts, appelle à leur vengeance, chante les chefs de la tribu et la gloire de celle-ci dans le passé. Il participe, à bien des égards, du monde de la magie, car son inspiration lui vient d’un djinn ; sa parole est donc puissante et redoutable, elle porte loin et parfois jusqu’à la cour des rois de Ḥīra ou de Damascène. La plupart de ces poètes n’émergent point de leur groupe et y restent confondus ; quelques-uns, par leurs qualités et leur ascendant, réussissent cependant à en devenir les chefs. Tel nous apparaît Zuhayr ibn Abī Salmā, dont la vie s’écoula chez les Dhubyān d’Arabie centrale dans la seconde moitié du vie s. ; dans ses vers, il célébra deux notables dont l’intercession mit fin à une guerre fratricide avec les ‘Abs, et l’on trouve dans son œuvre une sapience qui fait de lui un musulman avant la lettre ; issu lui-même d’une famille de poètes, père du célèbre Ka‘b, qui devait chanter le Prophète, il représente et évoque à merveille, dans les pièces transmises sous son nom par sa descendance, fixée à Bassora, l’antique tradition poétique des grands nomades du désert. En ce même milieu, d’autre poètes, dès cette époque, deviennent des héros de « romans », tels Imru’ al-Qays, fils du roi des Kinda, ou Ḥātim, chef des Ṭayyi’, ou encore ‘Antara al-‘Absī, esclave des Asad, devenu le héros d’une « geste ».