Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

En bref, à l’échelle de l’immense ethnie de langue arabe, l’idéologie nationaliste arabe l’emporte parce qu’elle permet de mobiliser, en vue d’un objectif exaltant : un grand État arabe indépendant, uni et fort ; des sentiments très profonds dans les masses arabophones : protestation contre l’emprise occidentale, contre le sous-développement qui lui est attribué, contre les étrangers et les couches supérieures européanisées, qui paraissent monopoliser les avantages de la richesse, de la culture et du pouvoir grâce à leur complaisance envers l’Occident. La Grande-Bretagne, qui sent, peu avant la Seconde Guerre mondiale, la force de ce courant susceptible de porter la masse de l’opinion publique arabe vers une sympathie pour les puissances de l’Axe — ennemies des puissances coloniales dominant le monde arabe —, essaie d’apaiser et de canaliser cette tendance. D’où le Livre blanc de 1939 limitant la colonisation juive en Palestine, des déclarations en faveur de l’unité arabe (Anthony Eden, 29 mai 1941), une aide efficace à la revendication d’indépendance de la Syrie et du Liban contre la France (1943-1945), enfin la constitution de la Ligue arabe, dont la charte est signée au Caire le 22 mars 1945 sous les auspices britanniques.

La Ligue arabe, organisme de coordination diplomatique fort peu efficace, déchiré par des luttes internes, dépendant des intérêts des États membres, respectueux à l’égard de l’ordre international à hégémonie européo-américaine, est loin de satisfaire les aspirations idéologiques des masses arabes, mais aide à la victoire de l’identification arabe sur les autres. L’Égypte a accepté ce cadre, et les luttes communes font pénétrer de plus en plus profondément chez les Égyptiens cette identification. Les Arabes d’Asie, réciproquement, acceptent l’arabisme de l’Égypte, puis tous, trouvant un ciment dans le soutien des luttes maghrébines pour l’indépendance, admettent l’entrée des pays lointains du Maghreb dans leur communauté. Les autres irrédentismes, de même, contribuent à une vision du monde arabe comme totalité, qu’il s’agisse d’Israël, du Soudan sous domination britannique, de l’Arabie du Sud ou des émirats du golfe Persique. Les indépendances se succèdent victorieusement. L’essai de République arabe unie, formée par l’union de l’Égypte et de la Syrie (1958-1961), suscite l’enthousiasme général. Malgré l’échec rapide de la tentative, l’unité arabe reste un idéal vivace et mobilisateur. En 1971 est créée une Union des républiques arabes groupant l’Égypte, la Libye et la Syrie, qui reste sans effet.


L’idéologie arabiste

L’idéologie du nationalisme arabe peut se saisir à deux niveaux : chez les théoriciens et, sous une forme bien moins élaborée, de façon souvent implicite, dans les attitudes, les opinions, les tendances des praticiens de la politique et des masses. Il y a naturellement influence réciproque constante de ces deux types d’idéologie.

Les théoriciens ont élaboré le concept de nation en s’inspirant des théories européennes du xixe s. et en tenant compte des exigences de l’action politique dans les pays arabes et de la situation de ceux-ci. Ils ont mis au premier plan, en raison des particularités de la conscience ethnique arabe, non pas le lien avec le territoire, le sol natal si fréquemment invoqué chez les Européens, mais l’histoire, la langue et la culture communes. Le concept de qawmiyya (de qawm, peuple, calqué sur Volkstum) l’a emporté sur le concept de waṭaniyya (de waṭan, lieu de naissance ou de résidence, patrie), qui met l’accent sur le lien territorial. Ce dernier concept favorisait en effet la création de nationalismes régionaux au niveau des pays arabes particuliers (c’est ce qu’on appelle péjorativement iqlīmiyya, régionalisme) au détriment de l’idée de peuple arabe unique. La nécessité de s’opposer d’une part à ces nationalismes régionaux, fondés, entre autres, sur des liens très concrets de type économique, et d’autre part aux tendances libérales ou marxistes, qui dévalorisaient l’idée de nation au bénéfice des liens économiques et culturels internationaux ou d’une lutte de classe universaliste, a poussé les théoriciens vers un idéalisme romantique où l’essentiel était l’idée nationale sous la forme du concept d’arabisme. Mais, en retour, la culture universaliste qui dominait l’esprit de ces penseurs leur a fait identifier les valeurs supposées de l’arabisme avec les valeurs universalistes. L’arabisme est censé incarner les plus hautes valeurs de l’humanité.

Cette tendance convergeait avec les tendances normales de toute idéologie (et particulièrement de toute idéologie nationaliste) à se donner une valeur absolue. L’histoire arabe a été reconstruite, comme une espèce d’histoire sainte, de façon à idéaliser tout le passé de l’ethnie arabe, à lui attribuer toutes les qualités. Par exemple, les conquêtes arabes du viie s. sont conçues non comme l’expansion d’un peuple au détriment des autres ou la conversion de ceux-ci à un ensemble de vérités révélées, mais comme une sorte de révolution apportant aux peuples non arabes la liberté et un ordre juste. Toutes les tares des sociétés arabes dans le passé sont attribuées à des influences étrangères néfastes, qu’elles aient émané des Iraniens, des Turcs ou des Européens. Les peuples arabisés l’auraient été par une sorte de vocation interne, et, d’ailleurs, certains tendent à y voir des peuples fondamentalement arabes qui s’ignoraient comme tels. Ainsi, les Babyloniens et les Berbères sont rétrospectivement arabisés. Pour ce qui est du présent, toute opposition à l’arabisation est rattachée à des manœuvres impérialistes (ou, chez les gens de droite, communistes).

La suprématie de l’idéologie nationaliste entraîne la subordination des autres idéologies, notamment religieuses. L’islām, notamment, est considéré couramment non plus comme une révélation apportant des dogmes définis sur les relations entre l’homme, le cosmos et Dieu, mais comme une manifestation du génie arabe. Cela apparaît même chez les théoriciens arabes chrétiens, qui célèbrent l’islām à ce titre. Pourtant, d’autre part, dans divers États, une certaine discrimination pratique, non avouée, s’exerce au détriment des Arabes chrétiens, jugés avec méfiance par suite de la longue période où ils coopéraient de façon privilégiée avec les Européens. C’est bien pis évidemment à l’égard des Juifs de langue arabe, qui eussent pu être des Arabes de confession juive, compromis définitivement par le mouvement sioniste, surtout depuis la formation de l’État d’Israël et les luttes qui en ont été les conséquences.

Comme dans tout nationalisme dans sa phase militante, les valeurs communautaires sont exaltées au détriment de l’individualisme. L’adhésion d’un Arabe à la nation arabe est un devoir, et il doit y être contraint si nécessaire.