Moreau (Gustave) (suite)
S’il emprunte ses sujets, tout au long de sa vie, à l’Antiquité (Jeune Fille thrace portant la tête d’Orphée, 1866, Louvre ; Hercule et l’hydre de Lerne, 1876, coll. Feigen, Chicago) et à l’exotisme (la Péri, 1865), voire au fantastique « fin de siècle » (les Chimères, 1884) [les toiles mentionnées sans autre indication se trouvent au musée Gustave-Moreau], il les traite à sa manière, et c’est peu dire : il les voit, et ce sont ces visions qui rutilent sur ses toiles. Son intention de « faire un art épique qui ne soit pas un art d’école » coexiste avec un goût déclaré pour la « belle inertie » qui transfigure les personnages, plongés dans une lumière d’énigme : la pénombre et le crépuscule sont ses ambiances favorites, même lorsqu’ils rougeoient (Messaline, s. d.). La surcharge des pierreries, des filigranes et même des tatouages dans la Salomé de 1875 (Louvre) ne joue pas un rôle ornemental. Elle invite à lire un « deuxième sens » dans les attitudes et les architectures, cependant qu’une immobilité, qui touche à l’éternel, règne sur le Retour des Argonautes (1897), sur Jupiter et Sémélé (1896) et même sur ce vaste « massacre » laissé inachevé après quarante ans de travail : les Prétendants, terrorisés par Ulysse. Dans son art, qu’il définissait un « silence passionné », il transcrit certainement des obsessions et des hantises qui en font, à son époque, et même au-delà, l’un des plus grands maîtres de la suggestion érotique soulevée par la femme, séductrice maléfique mais irrésistible de fausse innocence.
À la fois héritier du romantisme* et compétiteur d’Ingres* (Œdipe et le Sphinx, 1864, Metropolitan Museum of Art, New York), Gustave Moreau ne fut célèbre longtemps que comme illustrateur des Fables de La Fontaine. On le tenait pour un rival malheureux d’Odilon Redon* (qu’il a influencé) ou bien pour un « préraphaélite français », alors qu’il connut fort peu le groupe anglais, avec lequel il expose une seule fois, par hasard, en 1856. Peintre « littéraire », il fut même accusé de plagiat. Mais, étonnamment moderne à cet égard, il procède par addition très libre plutôt que par déformation, et un don exceptionnel de synthèse fait aboutir l’ensemble, même non terminé, à une irréalité vivante et fascinante, donc personnelle. Il est l’un des rares peintres de son époque à s’être créé une mythologie, et l’étude récente de certains de ses procédés techniques (figurines préparatoires en cire, coulées servant de premières ébauches et abusivement qualifiées de « tachistes », etc.) confirme la hardiesse de cette création sans en atténuer le caractère essentiellement poétique.
G. L.
A. Renan, Gustave Moreau (Gazette des Beaux-Arts, 1899). / J. Laran et L. Deshairs, Gustave Moreau (Libr. centrale des Beaux-Arts, 1913). / R. von Holten, l’Art fantastique de Gustave Moreau (Pauvert, 1961) ; Gustave Moreau, Symbolist (Stockholm, 1965). / J. Paladhile et J. Pierre, Gustave Moreau (Hazan, 1971). / S. Alexandrian, l’Univers de Gustave Moreau (Screpel, 1975).