Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Montaigne (Michel Eyquem de) (suite)

Des vues sur toutes choses...


« Entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à ma fantaisie [...] » (I, xxv)

À l’insatiable curiosité d’esprit de l’auteur des Essais, de la tristesse à l’usage de se vêtir, à l’oisiveté et aux cannibales, des postes à la colère ou à la vertu, tout semble bon à faire son butin, et qu’il se penche sur les problèmes éducatifs, qu’il nous livre ses réflexions sur les voyages ou qu’il médite sur les thèmes les plus éternels de la vie et de la mort, il reste le commun dénominateur à toute chose. Fort enclin à s’intéresser au devenir des enfants — ceux des autres, car, pour les siens, il parle assez sereinement de la mort de « deux ou trois » disparus en nourrice —, il professe en matière de pédagogie et d’éducation des idées si en avance sur son temps qu’elles restent encore pour beaucoup les clefs d’or de l’art d’enseigner. Au hasard de la lecture « Des menteurs », « De l’affection des pères aux enfans », « De la ressemblance des enfants aux pères », « Du pédantisme », « Des trois commerces », « De la colère » ou « De la modération », il offre l’occasion de découvrir peu à peu les principes d’une pédagogie qu’il expose pour Diane de Foix, comtesse de Gurson, dans le célèbre essai « De l’institution des enfans » (I, xxvi). Limitée en apparence, puisque destinée aux seuls garçons, et fils de famille de surcroît, cette pédagogie n’en contient pas moins un fond de vérité permanente et universelle : « Le gaing de nostre estude, c’est en estre devenu meilleur et plus sage », et déjà le choix du précepteur de son futur élève en atteste la qualité, un « conducteur qui eut plustost la teste bien faicte que bien pleine ». Rejetant dogmatisme et verbalisme, prenant pour seuls critères de valeur ceux de la réflexion et du jugement personnels, l’observation directe et l’ouverture d’esprit sur l’opinion des autres, rappelant que « ce n’est pas assez de lui roidir l’âme, il lui faut aussi roidir les muscles », elle tend vers l’équilibre harmonieux des qualités de l’âme, de l’esprit et du corps, qui confère à celui qui la pratique une éternelle jeunesse.


« Chaque usage a sa raison [...] » (III, ix)

Sa curiosité et sa sagesse, Montaigne les emporte au-delà des frontières, considérant, comme le dira plus tard Bacon, que « voyager, pour les jeunes, fait partie de l’éducation, pour les aînés, fait partie de l’expérience » (« Of Travaille »). Malgré de fréquents accès de coliques néphrétiques, il parcourt l’Europe, et, quelque deux siècles après sa mort, l’abbé Prunis découvrira au château de Montaigne un Journal de voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse et l’Allemagne en 1580 et 1581. Montaigne voyage par épicurisme, par goût du changement, pour fuir les « épines domestiques », les mesquins et cruels problèmes de son pays. Inconfort et maladie ne résistent pas au plaisir de monter un cheval et de découvrir autour de lui un monde qui le passionne. Montaigne passe notamment à Plombières, à Bâle, à Constance, à Munich, par le Tyrol, Vérone, Venise, Florence et Rome, escorté de quelques compagnons auxquels il pense peut-être en écrivant : « J’ay honte de veoir nos hommes enyvrez de cette sotte humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs » (III, ix). Longtemps avant que le tourisme ne lance ses compatriotes sur les routes, il s’en prend à ce genre de voyageurs que les siècles semblent incapables de faire disparaître et dont il dit : « Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie [...] les voyla [...] à condamner tant de mœurs barbares qu’ils vooyent : pourquoy non barbares, puisqu’elles ne sont françoises » (ibid.). Très frappé par cette étrange manie faisant que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (I, xxxi), il livre en passant cette recette toujours utile à emporter dans ses bagages : « S’il faict laid à droicte, je prends à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m’arreste ; et faisant ainsi, je ne veois à la vérité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. »


Les thèmes de toujours...


« La mort est la recette à touts maulx ; c’est un port treassuré, qui n’est jamais à craindre, et souvent à rechercher » (II, iii)

Montaigne ne s’identifie pas seulement à l’écrivain prosaïque qui nous entretient avec complaisance de lui, de ce qu’il aime, de ce qu’il n’aime pas, de ses plaisirs préférés, jusqu’aux plus viscéraux, de ses menus ennuis, de ses maux et qui écrit : « Si la santé me rit et la clarté d’un beau jour, me voilà honneste homme » (II, xii). Lorsque Giono constate que « sa lithiase biliaire est, comme il se doit, plus importante pour lui que les convulsions de la Réforme », il ajoute avec satisfaction : « Et tout compte fait (vu de Sirius ou de 1961) il a même raison sur le plan général. » Pour l’auteur des Essais, en effet, le grand problème, le seul problème de l’homme se situe au plan de sa vie. De ce fait, aucun des problèmes qui le concernent ne peut se négliger, ne lui apparaît secondaire. L’art de vivre vaut bien l’art de mourir. Amitié, amour, vertu, douleur, mort occupent profondément son esprit, mais, pour finir, ne peuvent lui faire oublier « l’usage de se vestir », « le dormir », « la fainéantise » ou d’apprendre « à choisir le goust du vin et des saulces » (III, v). Le Montaigne des premiers essais écrits à l’époque de la Saint-Barthélemy, le lecteur de Plutarque, de Sénèque, l’admirateur de Socrate, le fidèle de Caton d’Utique, qui professe que « philosopher c’est apprendre à mourir », ne considère, lui, que l’étape ultime. Il ne redoute pas le terme fatal : « Je suis à toute heure préparé [...] et ne m’advertira de rien de nouveau la survenance de la mort » (I, xix). À ce disciple des stoïciens, une règle impérative : « souffrir humainement les maux » ou « les terminer courageusement et promptement » (Journal de voyage). Mieux encore : il faut aller au-devant des difficultés pour s’exercer à obtenir la fermeté d’âme devant les épreuves (II, vi). Sans cesse, Montaigne fait référence aux traits d’héroïsme surhumain et à la vertu, qui consiste à maîtriser ses passion : il « luy donne pour object nécessaire l’aspreté et la difficulté » (II, xi).