Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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monachisme (suite)

Visages du monachisme

Équilibre délicat ! L’élan des fondateurs ne dure et ne se généralise qu’au moyen d’une règle. Mais si l’institution, à force de se charger de sens, finit par alourdir la recherche de l’absolu ? On est au rouet. D’où le cycle perpétuel de fondation, d’essor, de déclin et de redépart sur de nouvelles bases du monachisme universel.

On peut dire que toutes les formes ont été essayées :
— ermites retirés en un lieu désert, reclus, stylites immobiles sur leur étroite colonne, dendrites vivant sur un arbre, etc. ;
— anachorètes, souvent identifiés aux solitaires, mais en réalité vivant par groupes de deux ou trois ;
— cénobites, menant avec d’autres une vie commune et régulière, pratiquement aussi anciens que les anachorètes, « la plus forte race » des moines, au dire de la règle de saint Benoît, qui les oppose aux sarabaïtes, livrés à leur volonté propre, donc à leurs passions ;
— semi-érémitiques, comme le sont Chartreux ou Camaldules ;
— errants ; condamnés par saint Benoît pour leur parasitisme, les gyrovagues peuvent être aussi inspirés par un renoncement à toute « installation » (mot qui vient de stalle) ; aussi, cette errance est-elle honorée par les moines irlandais, comme exil volontaire, par les ordres mendiants au xiiie s. et par saint Benoît-Joseph Labre au xviiie s., comme pratique plus efficace de la pauvreté, ou encore par les parivrāja hindous, comme renoncement (saṃnyāsa).

Rien d’étonnant que, parmi ces hommes épris d’absolu, les excès soient fréquents. Mais ils se sont vite corrigés par leurs inconvénients mêmes, les extravagances ne passant guère à la postérité, tandis que les formes plus équilibrées ont drainé de façon durable la plupart des vocations monastiques. Pour l’Occident chrétien, la palme revient sans conteste à la voie bénédictine, depuis quatorze siècles, avec ces branches latérales que sont la réforme cistercienne et même, en un sens, la fondation des Chartreux par saint Bruno (v. Bénédictins / Chartreux / Cisterciens).


Caractères spécifiques

Est-il possible, dans une histoire si longue et si diverse, de relever quelques traits communs ?

• Non-spécialisation. On pourrait se demander si ce n’est pas seulement par anachronisme. L’ère de la spécialisation étant relativement plus récente, le monachisme serait une « relique » d’une religion et d’une culture encore non différenciées. Ce n’est qu’à partir du xiiie s. et surtout au xixe s. (comme parallèlement dans les sciences) que les congrégations religieuses seront spécialisées à une activité déterminée, comme de soigner les malades ou d’instruire les enfants.

Mais il faut aller plus profond et voir dans cette caractéristique du monachisme la logique de l’absolu. Pour qui, en effet, ne veut chercher que lui, tout le relatif se vaut, ni plus ni moins. Ce n’est pas insensibilité ni incapacité : témoin l’énorme contribution des moines à la civilisation de l’Occident (v. Bénédictins). C’est l’apatheia, liberté suprême. Rien n’est important que Dieu. Mais tout devient important par là même, puisque tout peut mener à Dieu. Ainsi, les moines ont fait de tout, mais ne se reconnaissent complètement dans aucune catégorie : ni laïques ni pourtant cléricaux ; ni purs contemplatifs, encore moins purs actifs ; ni missionnaires non plus, bien que de fait évangélisateurs de l’Europe au Moyen Âge. Tout vient des circonstances, suivant les besoins et les possibilités de chaque communauté.

• Non-centralisation. Car la seule unité réelle dans le monachisme est la communauté locale, réduite à sa plus simple expression chez les anachorètes, mais pouvant grouper jusqu’à plusieurs milliers de moines chez les cénobites. Ce caractère peut être plus ou moins constant, allant des simples réunions pour une partie de la prière, un repas et une promenade hebdomadaires chez les Chartreux à la vie intégralement commune comme elle l’était chez les Cisterciens (qui tendent d’ailleurs aujourd’hui à renoncer au dortoir).

La tradition bénédictine, en agrégeant par un vœu spécial de stabilité le moine à sa communauté, donne à celle-ci un caractère définitif ; la mort elle-même ne viendra pas le rompre, la communauté des saints laissant vives les relations des moines défunts avec leur monastère. Cette stabilité se trouve encore accrue par la durée normalement « indéfinie » des charges, à commencer par celle du supérieur (élu), appelé du beau nom de « père abbé ».

Tendant à son unité propre, chaque monastère prend ainsi un visage original : d’où le pullulement des formes du monachisme. Mais le revers de la médaille, c’est que tout regroupement reste au fond assez extérieur et de simple coordination, sans détruire l’autonomie pratique de chaque monastère : d’où la fragilité et la caducité de toutes ces « fédérations ». Il n’y en a que trop d’exemples dans cette longue histoire. La réussite clunysienne, ou plus encore cistercienne, vint du lien plus réel institué entre les monastères, soit directement avec la tête de l’ordre (Cluny), soit des filiales avec leur monastère fondateur (Cîteaux).


L’avenir des moines dans le catholicisme

Non-spécialisation, non-centralisation — ou, si l’on préfère, plus positivement : vocation ouverte à toute possibilité, adhésion à une communauté non déterminée —, c’est avant tout par là que les moines se sentent différents des autres « religieux » appartenant à des congrégations plus « modernes » (c’est-à-dire nées à partir du xiiie s.), qui sont toutes, à des degrés divers, déterminées et centralisées, encore que le mouvement actuel les fasse parfois éclater.

La distinction n’est pas officiellement sanctionnée dans le Code de droit canonique de 1917. Le deuxième concile du Vatican l’a insérée, comme par raccroc, dans le décret Perfectae caritatis sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse (28 oct. 1965). Divers travaux actuels préparent, on veut l’espérer, sa reconnaissance expresse dans la « loi fondamentale de l’Église » en gestation.

Quoi qu’il en soit de cette reconnaissance juridique, en un temps où se font jour de timides refus de la société de consommation, de la spécialisation à outrance ou du travail parcellaire, ainsi que toutes sortes de tentatives pour des communautés « informelles » regroupant les chrétiens, qui ne sentirait l’actualité du monachisme ?