Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)

Comment Molière parvient-il à faire rire ? Il faut essayer de répondre à cette question « sur pièces ». L’École des femmes (1662) est un bon exemple, qui marque un tournant dans l’œuvre de Molière : c’est avec cette pièce que Molière entreprend véritablement « la peinture des mœurs de son siècle », esquissée avec les Précieuses ridicules ; l’École des femmes peut être considérée comme une « pièce à thèse », à l’instar de l’École des maris, mais, comptant cinq actes en vers, c’est donc une « grande comédie » (à ce titre, elle conserve certains des éléments traditionnels de l’intrigue, notamment le romanesque du dénouement) ; mais ce qui en fait la véritable portée, c’est qu’y apparaît pour la première fois très nettement une intention morale. Sur un sujet toujours actuel, la condition féminine, Molière y prend en effet parti pour l’idéal libérateur de la Renaissance, encore rejeté par le plus grand nombre un siècle après sa formulation. Par le passage au premier plan de cette signification morale, l’École des femmes marque un tournant dans l’œuvre de Molière en dépassant la gratuité habituelle des comédies contemporaines. La pièce fit d’ailleurs scandale, et c’est pour répondre aux critiques que Molière donna successivement, l’année suivante, la Critique de « l’École des femmes » et l’Impromptu de Versailles. C’est à ce double titre de première grande pièce du théâtre de Molière et de pièce « engagée » qu’il peut être probant de prendre comme exemple l’École des femmes. Molière y trouve en effet le moyen d’éclairer et d’émouvoir tout en produisant une œuvre qui reste pourtant ouvertement comique. Comment y parvient-il ?

L’École des femmes, c’est l’histoire d’un homme qui prend toutes les précautions imaginables pour n’être pas trompé par la femme qu’il va épouser, mais qui l’est finalement. Cette formule implique que l’excès reste la première source du comique de cette pièce : à l’extravagance psychologique du vieux barbon correspond l’extravagance dramatique de la situation, puisque, de quatre à dix-sept ans, il a élevé loin du monde et selon de stricts principes une petite fille pour, devenue jeune fille, en faire sa femme. Le rire naît donc ici d’emblée de l’écart entre une norme sociale reconnue comme telle par le spectateur — à l’époque, les unions disproportionnées étaient monnaie courante — et la distorsion que les personnages lui font subir. Avec cette technique du grossissement jusqu’au passage à la limite, le comique s’apparente à l’absurde. Mais la formule initiale signifie aussi que, dans la pièce, il n’y a d’« histoire » que d’Arnolphe. Pour Agnès, comme d’ailleurs pour tous les personnages ouvertement sympathiques de son théâtre, Molière ne laisse jamais en peine le spectateur, qui sait dès l’abord qui elle aime, puisque tout est fonction du coup de foudre. Cela posé, la question principale, sur laquelle repose toute la construction de la pièce, devient celle du sort d’Agnès. L’effet dramatique naît donc ici de cette incertitude quant au déroulement, non quant aux tenants et aux aboutissants de l’intrigue. Molière est moins un psychologue qu’un metteur en scène, et son théâtre, s’il est dans le détail d’un raffinement extrême, reste toujours d’une grande simplicité quant aux données de base. Et ce sont précisément ces variations sur le sort d’Agnès qui, par leur retentissement, confèrent à Arnolphe une « histoire ». Comment cela s’opère-t-il ?

La construction de la pièce est fondée sur le coup de théâtre, autre source certaine de l’effet dramatique : tout se passe pendant les entractes (la dramaturgie classique admet mal la représentation d’action), et dans aucun des actes Arnolphe ne voit ce qui se passe en réalité. Ses monologues sont des ricochets rétrospectifs de joie ou de peine que les récits d’Horace, l’amant d’Agnès, viennent bouleverser. L’abondance de ces « tirades » tient à ce que le spectateur n’assiste pas à l’action, toujours très rapide, qui fait à chaque fois rebondir l’intrigue et que le récit permet de savourer, tout comme le monologue permet de donner une épaisseur psychologique au personnage et au spectateur de faire le point. L’art classique du récit au théâtre, c’est donc de l’anti-cinéma, du ralenti d’action. L’événement raconté a ainsi un triple avantage : il est apprécié parce qu’on a le temps, il a une résonance pour celui qui le fait et il influe sur celui qui l’écoute. Comme chez Racine et au contraire de chez Hugo, chez Molière tout se dit en présence de l’autre. Mais, alors que le monde racinien est un monde de passionnés lucides, où chacun écoute les discours de l’autre, le monde de Molière est un monde d’imaginaires et d’hurluberlus, d’aveugles et de sourds : Horace, emporté par sa flamme, ne prête aucune attention aux réactions d’Arnolphe et s’enferre dans des méprises qui font sourire ; Arnolphe ne prête qu’au ridicule, quand, malgré les conseils de l’ami Chrysalde, il s’entête dans son idée fixe — entêtement dont la permanence, alors même qu’il est constamment trompé, est une autre source du comique ; la seule Agnès écoute Horace, dont les paroles ont sur elle tant d’effet qu’en peu d’instants elle évolue de l’enfant à la femme — mais cela ne fait pas rire. L’effet dramatique naît donc là encore du plus ou moins grand degré d’amplitude d’un décalage, mais, cette fois-ci, entre l’émission et la réception d’un message, au strict niveau des personnages. Cet effet dramatique se prolonge en tension tragique lorsque ceux-ci comprennent ou, plus exactement, croient comprendre les discours des autres, c’est-à-dire lorsqu’ils tiennent compte de leurs effets, ou bien se résout en comique lorsqu’ils n’en tiennent aucun compte. Notons qu’il en va de ce second décalage comme du premier : il n’a de sens qu’en fonction d’une clairvoyance possédée par le spectateur et qui fait défaut aux personnages. La procédure de l’effet dramatique s’exerce donc selon une double articulation : un premier décalage, fondé sur la technique de l’exagération expressive, s’approfondit en un second, fondé sur l’attention exagérée portée à l’expression, que ce suit dans un sens positif (le tragique) ou négatif (le comique). En mettant en opposition Molière et Hugo, nous voulions indiquer que ces remarques concernant les procédures de l’effet dramatique ne valent que dans un schéma classique de la représentation, où tout se dit en présence de l’autre. En mettant en parallèle Molière et Racine, nous voulons souligner que le comique n’est qu’un des aspects de l’effet dramatique. Et, de fait, il arrive à Arnolphe d’écouter Horace, d’écouter Agnès, et c’est à cette écoute que sa psychologie se modifie. Si les paroles des autres personnages n’avaient vraiment aucun effet sur lui, il ne serait décidément que l’absurde fantoche qu’il est au lever du rideau, il n’aurait pas d’« histoire ». Or, au cours de la pièce, il change, il s’humanise : découvrant qu’il aime, il souffre, et cette souffrance tire de lui des accents de plus en plus humains ; la jalousie donne à sa folie un caractère de réalité qui, le rapprochant du spectateur, pourrait tarir le rire. L’esthétique théâtrale de Molière consiste ainsi à faire croire que les personnages, fictifs, éprouvent des sentiments vrais. L’art classique de l’effet dramatique consiste à établir entre les faux personnages et les spectateurs réels un lien affectif vrai. Si l’on rapproche l’évolution d’Arnolphe, qui va de l’obsession au désarroi, de la transformation d’Agnès, strictement inverse, puisqu’elle passe d’une assurance innocente à une assurance réfléchie, on est alors renvoyé à la thèse défendue par Molière, le triomphe de la nature sur l’art. Il n’y a certes pas là de quoi rire. Mais, si humain que devienne Arnolphe, si « exploitée » que soit Agnès, y a-t-il là de quoi pleurer ? Sans parler de tragique, on peut dire, cependant, qu’il y a un pathétique de la pièce, qui tient, d’une part, à ce qu’Arnolphe croit avoir mis tous les atouts dans son jeu et qu’il finit pourtant par perdre la partie, et, d’autre part, à ce que cet échec lui confère progressivement cette complexité psychologique dont il manquait au début et qui le rapproche du spectateur. Source intarissable du comique, personnage paradoxal et contradictoire, Arnolphe n’est pas fait d’une seule pièce. Et si c’est la naïve Agnès qui triomphe finalement, c’est qu’elle n’est pas si naïve que cela : elle ne ment pas, elle dit la vérité tout au long d’une pièce qui représente pourtant la duperie d’Arnolphe ; c’est qu’elle le trompe et lui joue la « comédie » pendant les entractes, mais cela le spectateur ne le voit pas — et l’oublie, au bénéfice du mythe de la pureté qu’elle symbolise. Ainsi, les interdits même imposés par les « règles » se justifient, et la thèse de Molière ne « tient » que par cet artifice. Et cet aspect sympathique mais « nocturne » de l’ingénue, par son existence même, lui confère autant d’épaisseur psychologique — complexité occultée — que la complexité révélée en confère à Arnolphe. Dès lors, comment comprendre que le rire l’emporte sur les larmes ?